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ton des causeries sérieuses d’osterie est saisi sur le vif dans cette petite dissertation égayée d’une bonhomie si sincère : l’intelligence de l’homme du peuple est attirée par l’idée qu’il entrevoit ; il s’efforce d’en approcher, de la dégager des difficultés d’expression dont elle s’embarrasse dans son esprit ; il s’arrête, il se reprend ; il cherche un exemple pour éprouver la clarté de sa conclusion, et i aboutit enfin à la formule naïve et lumineuse : dans l’histoire, ce n’est pas une histoire, que tu lis, — tu lis un fait. Ce couplet renferme tout un petit drame de psychologie.

Cependant, le pauvre Colomb est renvoyé par le roi aux ministres, qui se le renvoient l’un à l’autre : « Les ministres — déclare le Romain, fort sceptique en politique — sont toujours les mêmes. » Mais cette explication banale des hésitations et des atermoiemens gouvernementaux ne lui suffit pas : il en trouve une qui le satisfait mieux : « Mais là, d’après moi, dans les secrets de ce complot-là — mais vous n’avez pas besoin de le répéter — il y avait, en dessous, la main des prêtres... Et les prêtres, voyez-vous... » Le voilà parti, et vous pensez bien que l’Inquisition et Giordano Bruno, le Giordano Bruno du Campo de’ Fiori, sont rappelés, avec de terribles froncemens de sourcils, de sombres grossissemens de voix, un mépris soupçonneux et effrayé dans l’articulation des syllabes, toute une mimique de physionomie et de parole, qu’on devine à la forme même de la phrase et des mots.

Par bonheur, Colomb a l’idée d’aller trouver la reine, il obtient d’elle tout de suite trois navires, et il prend la mer. Mais la mer est immense, les tempêtes sont nombreuses, et l’Amérique n’apparaît pas. Les matelots se plaignent ; Colomb les rabroue et le Romain l’approuve : « Ah ! il le leur a bien dit, et avec raison. Parce que, quand un homme, vois-tu, se vante d’être un homme d’honneur, quand il a donné sa parole, elle doit être sacro-sainte. Et que la route soit longue, laide ou belle, quand même, par le Christ ! on devrait mourir assassiné, eh bien ! on doit n’avoir qu’une parole ! »

Enfin, on aperçoit la terre. Les matelots rient, pleurent, sautent, s’embrassent : ils sont arrivés. Là-dessus, l’auditoire reprend haleine : « Allons, maintenant que grâce à Dieu nous sommes arrivés, eh ! Bracioletta, apportez-nous à boire ! Dites un peu combien d’apporté, déjà ? — Sept et trois. — Ça fait dix. Allons, Nino, bois. Buvez, sora[1] Pia, c’est du Frascati... Donc, où est-ce

  1. Signora, dans le langage du peuple.