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les Bouddhas barbus, fagotés d’oripeaux et rongés de vermine trônent au milieu de sordides greniers. Les temples spacieux, leurs portiques sculptés, leurs enfilades de cours, où campent des ramassis de mendians, leurs sanctuaires dédorés et les merveilles de détail qui étincellent sous la souillure, tout dénonce chez les Célestes une invraisemblable incurie et un tel amour de la crasse qu’ils en enveloppent leurs idoles. Ils les aiment poudreuses comme nous faisons de nos bouteilles de vieux vin. Ces dieux n’inspirent point de terreur. Ce sont des épouvantails horriblement enluminés, des Va-t-en-guerre, matamores et tranche-montagnes, des sages au crâne distendu, des satyres bedonnans, des diables cornus, des philosophes qui baissent les paupières sur la longueur démesurée de leur barbe, au demeurant les meilleurs dieux du monde. Même le fameux temple des Horreurs, ses loges infernales où des démons grandeur nature scient les coupables entre deux planches, les écartèlent, les empalent, et les plongent dans l’eau bouillante ne provoque aucun sentiment d’effroi religieux. Les buvetiers, les marchands de cierges, les changeurs et les charlatans se sont installés au milieu de ce musée Grévin et débitent leurs bonimens à une foule grouillante. Confucius, dont les trois dents supérieures s’emboîtent exactement avec ses trois dents inférieures, Lao-tseu, l’enfant vieillard assis sur la croupe d’un buffle, le dieu de la guerre qui a l’air d’un écolier poupard mis en pénitence, les cinq cents Génies, glabres ou moustachus, et dont plusieurs nous montrent du doigt un petit Bouddha mélancolique dans leurs intestins béans, et d’autres Génies encore, et les dieux célestes et les dieux terrestres, tous sortent de la friperie ou du théâtre extravagant des Karagheuz et des Guignols. Et autour d’eux, sur eux, vivant comme eux et participant de leur divinité, des chimères allongent leurs griffes, des dragons tordent leurs écailles, des tigres hérissent leur crinière de flamme, des crapauds se rengorgent, des porcs en bois tondent leur groin sacré, et des pies dressent vers le ciel l’heureux augure de leur bec entr’ouvert. Tous ces animaux, réels ou monstrueux, s’ébattent le long des murs, assiègent les sanctuaires d’or vermeil et de laque noire.

Mais parfois le temple est illuminé et les bonzes officient au bruit des gongs. Le dieu disparait derrière un nuage d’encens. Les offrandes des fidèles, fruits, pâtés, gâteaux, rôtis, salades de fleurs et tasses de thé, s’alignent et s’empilent sur les tables de