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châteaux forts abandonnés ou des venelles de couvens. Leurs deux murs, que l’on peut toucher en même temps des deux mains étendues, vous menacent et vous oppressent de leur caducité brûlante. On ne respire pas plus dans cette ville que dans les passages d’une mine et les boyaux d’un égout. Mais notre Moyen Age n’a point connu la profusion de dorures qui transforme ces canaux d’immondices en galeries somptueuses et fait luire derrière de sales devantures des profondeurs de cavernes magiques. Il a ignoré la fête éternelle des enseignes déployées, de ces étendards triomphans qui tombent des toits et laissent pendre leurs inscriptions d’or sur des monceaux d’infects détritus. Il ne s’est pas grisé de la folie des lanternes, des grosses lanternes multicolores, qui affectent toutes les formes que peuvent prendre des lanternes en ce monde sublunaire.

C’est ici le terrestre royaume de la Lune. Elle s’épanouit sur les visages et se balance au-dessus des portes. Les gens qui passent et dont les monômes de robes chatoyantes serpentent indéfiniment semblent avoir été frappés de ses rayons chimériques ; tout ce peuple s’agite comme en proie à sa bizarre et maligne influence. Sa lumière baigne les masques humains et scintille au fond des prunelles ; et les âmes qu’elle a réchauffées doivent être raffinées, barbares, mélancoliques et falotes, comme il convient aux âmes d’un globe mystérieux qui nous montre tour à tour un orbe sanglant et une face de clown. Canton est bien la ville de la Lune. Elle y trouve des milliers de carrefours où accomplir ses rites, une multitude qui frémit à son lever comme la mer, des poètes qui la chantent depuis deux mille ans, des guerriers tartares qui se feraient écharper plutôt que de ne point boire en son honneur, des autels parfumés, des repaires de sortilèges et d’incantation, et, — au milieu de ces ruelles ignobles et grimaçantes, que le vieil Occident eût baptisées coupe-gorge, ou traverses de la Truie qui file, mais qu’on nomme ici la rue de l’Amour éternel ou au Dragon volant, — elle peut coucher sa rêverie sous le portique des temples, la promener sur des cours immenses et de vastes débris, la suspendre aux clochetons des pagodes ou l’égarer dans le silence des jardins et des fourrés vierges. C’est à sa clarté de magicienne que m’ont fait songer le Palais de la Littérature, ses pavillons déserts réunis par des ponts de bois, entourés de chrysanthèmes et de bambous, leurs toits dont les angles se retroussent dans le feuillage des saules, leurs balustrades qui