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Il semble que l’on voie s’allonger derrière elle le sillage d’un navire qui, des pays ensoleillés, se perdrait dans la nuit des âges.

Autour de l’île dormante, deux cent mille faces jaunes végètent, se démènent, crient, chantent, dorment, triment, meurent et renaissent, depuis des siècles, à la proue, à la poupe, sous les bâches et dans les cales des jonques pansues et des sampans difformes. Toutes ces embarcations sales, noirâtres, couleur de chaume pourri, avec leurs rideaux en loques, leurs voiles, leurs pavillons et leurs lanternes, font de la rivière et de ses canaux une espèce de chantier mouvant où se seraient organisées les démolitions d’une ville entière. Elles forment des ponts flottans et des lignes de bataille. Leur population d’amphibies a ses mœurs, comme elle a sa langue et sa police. Chaque famille possède son flot. Et parmi les jonques immobiles glissent des boutiques de fruitiers, des échoppes de barbiers, des chapelles de bonzes, des barques de joie et des barques de mort. D’où vient cette populace sans terre que la ville a rejetée sur le fleuve ? De quels parias ou de quels anciens vaincus s’est peu à peu composée cette écume humaine ? Je ne pense pas que le soleil ait jamais éclairé sur un seul point du monde plus de promiscuités répugnantes ni que l’homme civilisé soit jamais descendu plus bas dans l’animalité prolifique. Les enfans dont les haillons sautillent à travers ce fouillis de bois mort sont aussi nombreux que les planches qui les portent. Leurs mères debout, les pieds nus, les jambes écartées, la gaffe à la main, rudes et desséchées, se distinguent à peine des mâles. Le cuir de leurs joues et de leurs bras, les âpres regards qu’elles poussent droit devant elles et leurs cris rauques et leurs attitudes de lutteur qui se fend, et leurs bonds d’une barque à l’autre, les rapprochent de ces mégères barbares qui devaient suivre les hordes envahissantes des premiers siècles de notre ère. Lorsque nous parcourons les contrées lointaines, la nouveauté de leurs spectacles n’est souvent faite que d’une résurrection de notre propre passé. Les vieilles annales se redressent sous nos pas, car l’homme n’a point deux faces ni deux âmes. D’un bout à l’autre de l’univers, le même esprit l’agite et le même dieu le dirige. Mais il est inégal dans sa marche, et, sortant des mûmes ténèbres, ses caravanes prolongent diversement leurs étapes et campent à différentes heures de la journée sans fin. Voyageur d’Europe, c’est toi que tu retrouves en quelque lieu que le hasard te mène ; c’est ton histoire que tu relis sous les fronts