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cette maison appartenait à un Chinois, un vieux pirate millionnaire qui avait trois femmes, une par étage. Et les exploits de ce Chinois eussent été une gloire nationale qu’il ne m’en eût pas informé d’un air plus important et plus satisfait. Ils aiment le rococo et les inscriptions emphatiques. Les frontons de leurs monumens et de leurs églises, badigeonnés en rose ou en vert, sont ornementés de blancs reliefs qui les font ressembler à des architectures de confiseurs. La lyre qui décore la façade du théâtre ne déparerait pas une pièce montée dans un dîner de campagne. Si vous entrez au Sénat, vous y lirez en grosses lettres : « Cité du nom de Dieu, il n’en est point de plus loyale ; » et si, côtoyant le rivage et tournant la colline, par une route semblable à la Corniche de Marseille, vous vous rendez jusqu’à l’antique porte de la ville, la Porta Cerco, petit arc de triomphe dressé sur l’étroite bande de terre qui relie la presqu’île au continent chinois, vous y déchiffrerez cette auguste phrase : « La Patrie vous honore et vous contemple. » O Patrie ! Ils sont en train d’élever une statue à un ancien pirate qui leur acheta un titre de comte. Les Chinois donnant dans le mamamouchisme et la statuomanie, cet intermède manquait à l’histoire de Macao.

Je me suis réfugié, tout en haut de la ville, sous l’ombre pleine d’oiseaux chanteurs d’un jardin rocailleux et charmant, près de la grotte où, dit-on, le Camoens se consolait de son exil et se reposait de ses imprécations en invoquant Jupiter et Vénus. Son petit buste de bronze découvre la baie, l’estuaire de la Rivière des Perles et l’immensité de ces flots dont il connut les tempêtes. Mais ils sont calmes aujourd’hui ; ils portent de pauvres barques au museau pointu et des jonques d’opium. La teinte purpurine qu’ils revêtent le long du rivage se dégrade insensiblement et se perd dans un lointain violet. Les forts scintillent, tourelles blanches et remparts de carton pailletés d’argent ; et Macao décrépite, fardée, tout enguirlandée de rameaux verts, se couche au flanc de la colline avec la coquetterie surannée d’une vieille Occidentale. Le soir elle redevient un peu sorcière ; les souvenirs tintans de sa jeunesse se réveillent aux sons des tripots. Elle tient brelans ouverts et se contente de dévaliser ceux dont jadis elle vendait les corps vivans aux négriers américains. Il faudrait inventer des mots pour exprimer la passion du jeu qui dévore le Chinois. J’ai lu que l’abrutissement de l’opium sauverait les Européens alcoolisés du croquemitaine jaune. L’ivresse du tapis vert le paralyse