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cordes d’une harpe. Je ne regardais pas leurs misérables visages, mais je suivais l’aiguille. Maladroite dans la main de la plus petite, glissant sur le chiffon et lui piquant les doigts, elle se redresse chez sa voisine pour zigzaguer encore, puis s’assouplit, devient plus intelligente en montant de l’une à l’autre, commence à soupçonner la logique de la ligne droite, la découvre, s’y lance au galop du faufilage, s’égare, revient sur sa route, resserre ses points, les précise, les multiplie, et arrive enfin à la pleine conscience où elle n’est plus libre de mal faire. Le miracle s’accomplissait dans un profond silence ; ces petites filles de la nuit éternelle semblaient pétries de gravité sacerdotale.

Tout près de là, une dame de Canton, aux pieds de chèvre, catholique fervente et dévouée, enseignait les caractères chinois, à d’autres orphelines. Je demandai à la sœur si on ne leur apprenait point aussi le français ou l’anglais. « À Dieu ne plaise ! répondit-elle : ce serait leur perdition. Nous refusons de les confier même aux meilleures personnes de la ville. Dès qu’elles sont en âge d’être mariées, nos Pères leur trouvent des maris dans l’intérieur de la Chine, loin des côtes ; et je vous assure qu’ils n’y ont aucune peine, car nos filles sont très recherchées des épouseurs… Maintenant il me reste à vous montrer les vieilles femmes. Les premières d’entre elles sont venues frapper à notre porte, pendant la peste d’il y a cinq ans. Nous les avons recueillies : notre asile était fondé. »

Je montai deux étages et j’entrai dans une chambre où la décrépitude humaine avait groupé ses plus sinistres épouvantails. J’avais ainsi parcouru toutes les étapes de la laideur chinoise depuis l’enfance jusqu’à l’extrême vieillesse. Ces momies animées encore d’on ne sait quel souffle posthume tressaient lentement des cordes de chanvre. Un adolescent chinois rôdait en souriant autour d’elles : « Voilà, me dit la sœur, le seul garçon que nous ayons pu élever : il est idiot ; mais nous sommes accoutumées d’utiliser les moindres parcelles de vie que Dieu nous donne ou commet à notre garde, et c’est lui qui conduit les vieilles aveugles à la messe. Il en est plus fier qu’un Suisse. »

Comme nous descendions, deux enfans se jetèrent dans les bras de la sœur et se suspendirent à sa robe, une fillette et un petit garçon à peu près du même âge, tous deux européens, gentils, bien peignés, coquettement vêtus, de grands yeux clairs et de belles joues roses. « N’est-ce pas qu’ils sont jolis, ces