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des grondemens d’usine. La Chine loqueteuse foisonne le long des quais avec ses rameurs de sampans, ses traîneurs de voitures, ses porteurs de palanquins, ses crocheteurs, le bambou sur l’épaule, ses coolies à la tresse tordue en chignon ou ramenée en couronne, et ses lazzaroni dormant, comme des chats, aux saillies des fenêtres ou au rebord des terrasses. La grande rue parallèle à la mer voit passer sous ses arcades l’Europe, l’Amérique et l’Asie : des Japonais étriqués dans leur redingote ; de hauts cipayes hindous dont le turban rouge ou noir ombrage de son ample architecture la fierté musulmane et la beauté nocturne ; des Philippins qu’un dieu fantasque de la Malaisie a pétris dans de la glaise chinoise ; des métis portugais aux figures de cabotins ; des Parsis en longue veste noire, coiffés d’un shako sans visière, sémites de toute l’énergie de leur visage, marchands de soie, marchands de perle, contrebandiers à l’occasion, mais réputés probes, et qui, privés à leur mort des grands vautours de Bombay, se font enterrer sur la crête d’une colline, la face tournée vers les portes du jour. Cette foule hétéroclite, renforcée de Slaves, de Germains, d’Anglo-Saxons, alimentée par tous ses confluens chinois, roule entre les digues somptueuses de la Queen’s Road ses violens contrastes et ses rumeurs de Babel. Et, au-dessus des têtes colorées, des turbans et des chapeaux pointus, des loques pouilleuses et des tuniques d’arc-en-ciel, les blondes Anglaises, l’éventail d’une main, le parasol de l’autre, doucement balancées dans leur chaise de bambou, défilent, au pas large et rythmé des porteurs chinois en livrée de flanelle blanche, comme les icônes royales et les poupées divines de ces cortèges de peuples.

Point de conflit entre ces hommes venus des quatre points cardinaux et qui n’ont ni la même foi ni la même langue. Ils se haïssent, se craignent, se méprisent ou s’ignorent, mais l’intérêt, plus fort que les préjugés et les rancunes, les maintient en équilibre sur la pente de leurs instincts. Ils se sentent dominés par une loi d’ordre et d’harmonie, supérieure à leurs caprices individuels et qui les protège contre eux-mêmes. Les corporations chinoises se meuvent à l’aise sous le pavillon britannique. Au pied de cet amphithéâtre d’où l’Anglais surveille l’ombre des nuages européens sur la face de l’Asie, le commerce chinois trouve ce dont il a besoin pour prospérer, des juges équitables et des canons. Je n’ai jamais aspiré une plus âpre odeur de liberté sociale que dans ce port franc, à la gueule invisible des mitrailleuses.