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à Singapour et y forment une plèbe aussi bariolée que les foules grouillant dans la pénombre réaliste des Mille et une Nuits, leurs flots épars se mêlent sans se confondre, et le Chinois n’en est point submergé. Les Malais aux mâchoires saillantes, somnolens et vindicatifs, bons cochers, mais qui, chassés par leur maître, reviennent la nuit couper le jarret des chevaux ; les Hindous de Pondichéry établis d’ordinaire en qualité de blanchisseurs ; les Siamois, faces de squelettes plaquées de peau jaunâtre ; les Bengalais ceints de robes multicolores ; les Arabes toujours graves comme s’ils se sentaient personnellement responsables de la beauté de leur race ; les Javanais, les nègres et les juifs, tous semblent à la merci du Chinois qu’ils paient ou qui les paie, qu’ils dirigent ou qui les commande. On vit par lui et pour lui. Il charge la houille à bord des navires et s’y embarque en caravanes ; il traîne les djinrikishas et s’étale sur le coussin des landaus ; il est l’esclave indispensable et le maître irrésistible, l’exploiteur et l’exploité. Il ne permet pas qu’on touche à ses traditions ni à sa crasse héréditaire : ses coolies ont failli se mettre en grève parce qu’on voulait les obliger à des soins d’hygiène et de propreté. Il pullule au point de fatiguer la mort.

Les Anglais s’effacent, lui cèdent le devant de la scène, jouent à la balle dans l’arrière-décor, et même, aux jeux hippiques, se font battre par lui. On me disait que récemment, sur dix courses, les Chinois en avaient gagné sept. L’Allemand flatte ces marchands admirables qui vendent avec sérénité tout ce qu’invente la pire contrefaçon. Ils tiennent d’ignobles boutiques et de riches bazars et ne harcèlent pas le voyageur. Ils l’attendent sans impatience, l’accueillent sans empressement, le dépouillent sans hâte, sûrs de l’avenir et ménagers de leurs efforts. D’ailleurs l’étranger leur répugne. A son contact, leur face de lune morne ou béate sue le mépris. On le sent jusque dans leur politesse : ils s’y ménagent toujours quelque moyen détourné, puéril et raffiné, de nous humilier à leurs yeux, et, sans que leur intérêt en souffre, de satisfaire mystérieusement leur vanité. Je ne connais que le peuple anglais qui nous frappe dès l’abord d’une telle impression d’orgueil et de confiance en soi. Les étoffes dont ils s’affublent, leurs pantoufles aux épaisses semelles, leur longue tresse flottante, exagèrent encore l’importance de leur personne. Des femmes de basse classe, les seules que l’on rencontre dans les rues, vêtues d’un pantalon et d’une blouse noire, si lustrés que le soleil leur