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avec mauvaise grâce sous un ciel de cobalt, des hôtels entourés de jardins, de grandes villas derrière des grilles et dans l’ombre dorée des massifs, partout des lawn-tennis : vous avez là, comme à Colombo, l’image de la vie anglaise avec sa religion rigoriste, ses sports et ses larges appétits de bien-être. Ajoutez un musée, où les bêtes empaillées, serpens, tigres, panthères, éléphans nains, produisent un effet lamentable au milieu des salles ensoleillées, à deux pas de leurs anciennes forêts natales, et un Jardin Botanique qui domine la ville et vaudrait peut-être les Peradenya de Kandy, si les arbres y répandaient de l’ombre. J’en garde un souvenir d’ardente solitude, de pelouses splendidement tristes, de vastes allées tournantes et de minces palmiers aux fûts rouges. Nous y avons visité une serre d’orchidées. Les fleurs, dont le soleil exaspérait les peintures, s’animaient d’une vie méchante et dardaient un éclat que je ne leur connaissais pas. Plus loin, une odeur de ménagerie me fit un instant espérer que je verrais dans leurs cages, mais tout chauds encore de leurs repaires, les narines béant aux effluves de leur patrie, ces animaux dont nos jardins zoologiques et nos baraques foraines ne nous exhibent que les frères abâtardis. Quelques singes pelés, un aigle, des échassiers et deux pythons monstrueux endormis sur de la vase, et que le bout de nos cannes à travers leurs barreaux ne parvint pas à réveiller, représentaient toute la faune de ces îles vénéneuses et rugissantes.

Mais l’intérêt de Singapour n’est ni dans ses jardins, ni dans ses édifices, ni même dans son port où se croisent les nefs les plus étranges du monde. Cette petite île, que le sultan de Djohore a vendue aux Anglais et dont ils ont fait le Gibraltar de l’Extrême-Orient, offre le spectacle imprévu d’une colonie chinoise. Le quartier des banques et des hôtels, les églises, le Palais de Justice, le Club de tempérance, tout ce qui porte la marque européenne est cerné de rues aux toits découpés en forme de carènes et de maisons bleues où se balancent des inscriptions d’or. Non seulement la Chine déborde sur les routes et dans les carrefours, mais ses morts assiègent les villas isolées ; les cimetières ont envahi les sous-bois et les vertes éminences. Des tombes qui ressemblent de loin à des bornes-fontaines et qui luisent comme des faïences, de jolies tombes aux cippes bas et arrondis s’étagent parmi l’herbe des talus, ou, frappées du soleil, scintillent dans les champs incultes. Que les divers peuples de l’Asie se rencontrent