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un tronc, d’où il sortit aussitôt « du sang et des paroles, » et qui lui cria : « Pourquoi me déchires-tu ? Je fus un homme. Je suis Celui qui tint les deux clefs du cœur de l’empereur Frédéric…[1]. » — Et lui aussi, comme le chancelier Pierre des Vignes, le chancelier Otto de Bismarck jette vers la terre des hommes, désespérément, du sang et des paroles : « Je suis Celui qui a tenu les deux clefs du cœur de l’empereur Guillaume Ier. » Il traîna ainsi huit années de douleur qui n’apaisèrent pas son regret et qui ôtèrent à sa gloire. Il voulut trop que l’Empire et l’Allemagne et l’Europe s’enfermassent avec lui à Friedrichsruhe. Il s’y fit trop voir, de trop près, et dans une lumière trop crue. Machiavéliste dans la lutte, il ne le fut pas dans l’épreuve ; gâté par le succès, la disgrâce le diminua ; il ne sut pas envelopper sa fin de secret et de mystère ; il ne garda point jusqu’au bout les apparences des hautes vertus d’Etat ; il manqua le dernier rendez-vous de la Fortune, et, comblé de grandeurs par elle, il la maudit ou ne la reconnut pas et la chassa, lorsqu’elle lui offrit la suprême grandeur : la consécration de l’adversité après la consécration du triomphe. — Tant il est vrai que le plus fort a sa faiblesse, et qu’il y a toujours un défaut à la triple cuirasse du Prince !


Charles Benoist.

  1. Dante, Inferno, Canto XIII ; v. 58-59 :
    Io son colui che tenni ambo le chiavi
    Del cuor di Federigo