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se formait pas de groupes, on n’échangeait pas de commentaires ; on ne se réjouissait ni ne se lamentait : s’il y avait un sentiment flottant dans l’air, c’était, en ce crépuscule trouble d’hiver finissant, comme la stupéfaction muette de voir finir quelque chose qu’on s’était accoutumé à croire perpétuel.

Mais, de tous les Allemands, le plus étonné, — étonné, touché par la foudre, — était au palais de la Chancellerie, car, lui aussi, lui surtout, il s’était accoutumé à se croire perpétuel. Dans un de ces mouvemens d’humeur qui n’étaient pas toujours irréfléchis, il avait, paraît-il, parlé de se retirer, si… Puis il était parti, et, au sortir du palais, avant la dernière porte, au seuil du cabinet impérial, il n’y pensait déjà plus : tant de fois, en vingt-huit ans, il en avait parlé, et tant de fois ni l’un ni l’autre n’y avaient plus pensé ; ou même tant de fois l’autre n’y avait pensé que pour le désarmer, le caresser et le supplier de rester ! Mais cette fois, l’autre y pensa, — et pour ne pas le supplier ; — le lendemain, on lui fit dire qu’il se souvînt, que la lettre qu’il voulait écrire tardait, et qu’elle était attendue. Alors, blessé à mort, il écrivit :

« Attaché comme je le suis au service de la maison royale et de Votre Majesté, habitué depuis si longtemps à des occupations que je croyais permanentes, il m’est bien pénible de cesser mes relations avec Votre Majesté et de renoncer à m’occuper de la politique générale de l’Empire et de la Prusse… Il y a déjà un an[1]que j’aurais demandé à Votre Majesté d’être relevé de mes fonctions, si je n’avais cru que Votre Majesté désirait profiler encore de l’expérience et de la capacité d’un fidèle serviteur de ses prédécesseurs. Mais, aujourd’hui, je suis sûr que Votre Majesté n’a pas besoin de moi, et je puis me retirer de la vie politique, sans craindre que l’opinion publique ne juge ma décision trop hâtive[2]. »

La requête, si « respectueusement » présentée, fut accueillie « très gracieusement, » — c’est le protocole des rescrits impériaux : — allergnädigst. La cause ou le prétexte de la rupture ? Officiellement, un désaccord sur la position qui doit être faite au président du conseil des ministres prussien ; mais, dans la semaine qui suivit, toutes sortes d’histoires circulèrent. On raconta que

  1. Presque aussitôt après l’avènement de Guillaume II, 15 juin 1888.
  2. Lettre de démission, en date du 18 mars 1890, publiée par M. Maurice Busch dans les Mémoires de Bismarck, t. II, p. 330, 331.