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solide, ferme comme roc ; et l’on ne pose et l’on ne fonde une politique que sur des faits. Si pourtant, derrière ces motifs très particuliers du protectionnisme de M. de Bismarck, on veut à tout prix découvrir une pensée plus générale, il y en a peut-être une : et c’est que l’indépendance politique de l’Allemagne ne sera totale et tout à fait garantie que lorsqu’elle aura conquis sa pleine indépendance économique ; que son hégémonie militaire se complétera et se conservera par son hégémonie industrielle.

Ainsi ses tarifs protecteurs font, au début, fonction d’éducateurs, en obligeant l’Allemagne à apprendre à se passer d’autrui ; après quoi, ils seront véritablement protecteurs, et, par un jeu habile, lui permettant d’atteindre d’abord l’indépendance, puis l’hégémonie industrielle, confirmeront et doubleront, — puisque aussi bien la force va à la force, — son indépendance et son hégémonie politiques. Ainsi l’outillage militaire de l’Empire sera lui-même comme une partie, — ou comme le support tout au moins, — de son outillage industriel. Ainsi la politique douanière de Bismarck sera comme le dernier chapitre de sa politique extérieure ; ainsi se rejoindront, se relieront et se fondront en grandeur nationale les deux grandeurs de l’Allemagne par la guerre et dans la paix ; et ainsi se terminera cette journée de création.

Le même sens de la réalité, qui dicte à M. de Bismarck sa politique économique, lui dicte aussi sa politique sociale. C’est le sens de la réalité qui lui fait vite apercevoir le lien par lequel se rejoignent deux faits en apparence d’ordre différent. Dans l’action, et tandis qu’il ne songeait qu’à cette action même, il a donné à l’Allemagne le suffrage universel ; il a, pour se servir de la force qu’elle contenait, légalisé la révolution. Mais le suffrage universel n’a pas exprimé et épuisé toute la force révolutionnaire : la concentration du capital, celle de la main-d’œuvre mécanique et humaine, les progrès mêmes de l’industrie ont engendré le socialisme, et, à mesure que se développe l’Allemagne industrielle, il se développe avec elle et en elle. Une seconde fois, sur un autre terrain, Bismarck se trouve donc en face de la révolution. Tout de suite il voit ce que le socialisme a, d’une part, de chimérique et de subversif ; d’autre part, ce qu’il a de juste, de réalisable, et, à un certain degré, d’inévitable. Comment, en effet, empêcher que mis, imprudemment peut-être, mais définitivement ou indéfiniment, en possession du suffrage universel, ce nouveau souverain ou demi-souverain, mécontent de son sort et qui se croit maître de le