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Roon ; l’agent d’exécution : Moltke. Dès le soir de Sadowa, et sans doute avant, Sedan est prévu et voulu. Il ne tarde encore quatre années que parce que Bismarck tient à avoir, pour le suprême assaut, les effectifs allemands au complet, suffisamment dressés à la prussienne. Si résolu que fût le premier ministre, il ne se dissimulait pas que ce serait une grosse partie : « Je me souvenais de ce qu’on avait vu en 1814, en 1792 et au commencement du dernier siècle, lors de la guerre de la succession d’Espagne. L’invasion des armées étrangères a toujours produit en France le même effet qu’un coup de bâton dans une fourmilière. Je n’ai jamais trouvé aisée une guerre contre la France, même sans parler des alliés qu’elle pouvait rencontrer dans l’Autriche désireuse de revanche, ou dans la Russie inquiète de maintenir l’équilibre européen[1]. »

Et, l’Allemagne militaire une fois levée, il guette l’occasion qui lui fournira « le prétexte plausible, » car il a besoin que ce duel gigantesque avec la France ne soit qu’un duel, qu’elle y soit seule, que pas une autre nation ne l’assiste ; il a besoin de créer autour d’elle une atmosphère de méfiance et autour de l’Allemagne une atmosphère de sympathie. Il a besoin de nous charger devant l’Europe de l’apparence de tous les torts et de se prévaloir devant elle de l’apparence du bon droit ; il a besoin, ayant mis de son côté toutes les forces de la matière et du nombre qui peuvent être pesées et mesurées, d’y mettre par surcroît l’incommensurable force de ce qu’il a lui-même appelé « les impondérables. » Pour attaquer avec toutes ses chances, il a besoin de faire publiquement figure de se défendre, et pour mener à bien une agression patiemment combinée, de pouvoir jurer qu’on l’a provoqué. Cette guerre, froidement et longuement voulue, et comme mûrie à loisir, dont l’accomplissement de son œuvre ne peut se passer, qui est un article de son programme et une étape de sa carrière, il a besoin de se la faire déclarer et de sembler ne l’accepter qu’afin de repousser une injure qu’il ne saurait souffrir.

L’élection au trône d’Espagne du prince Léopold de Hohenzollern et le veto absolu de la France, voilà que lui tombe du ciel, — il se garde bien d’oublier l’intervention divine en ceci, — la bonne aubaine de l’occasion, du « prétexte plausible. » Un

  1. Pensées et Souvenirs, t. II. p. 61 et 62.