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à l’œuvre littéraire, et pour mesurer la différence, il suffit de comparer la statue d’Amiens aux portraits que les auteurs de Mystères essaient de tracer du Fils de Dieu. « Quoi de plus plat que ces pauvres vers, qui sont pourtant du XVe siècle ? La bonne volonté et le sentiment de ce qu’il faudrait faire ne manquent pas aux auteurs ; mais ils sont trahis par la langue. Le sculpteur du XIIIe siècle, au contraire, qui possédait pleinement la grammaire de son art, a pu exprimer tout ce qu’il sentait, et il nous a laissé une des plus divines images de Jésus-Christ qu’il y ait au monde[1]. »

L’Italie de la Renaissance est vraiment inintelligible pour qui n’a pas mesuré la place que l’art y tient dans les préoccupations, non seulement des artistes qui le pratiquent, mais aussi des hommes de toute condition, des princes, des nobles, des bourgeois et des gens même de la plus humble condition.il n’est personne, dans tout ce peuple, qui n’éprouve pour la beauté plastique un amour passionné. Cet amour, l’Italie en vit et elle en meurt. Elle en meurt, parce que toute sa sève s’épuise à satisfaire cette passion, qui la rend indifférente à son morcellement, au dur joug de ses tyrans, à la perte de ses libertés politiques et de son indépendance ; mais c’est aussi ce qui fait l’intensité de sa vie, de sa vie qui se dépense et se renouvelle dans l’ardeur qu’elle apporte à poursuivre son idéal et à tenter de le réaliser sous tous ses aspects. Pour qui souhaite se rendre un compte exact de cet état d’esprit, il n’est sans doute rien de tel que de séjourner à Mantoue ou à Parme, à Sienne ou à Florence, ou même dans mainte cité moins connue qui a eu pourtant son école locale, ses architectes, ses sculpteurs et ses peintres, dont quelques-uns, bien qu’ils n’aient travaillé que pour leur ville natale, ont été bien près d’avoir du génie. En attendant, il n’est pas impossible de préparer l’esprit de l’étudiant à profiter plus tard de ce voyage. Racontez-lui à grands traits l’histoire de l’art toscan, depuis Nicolas de Pise, Arnolfo del Cambio, Giotto et Brunelleschi jusqu’à Ghirlandajo, André del Sarto et Michel-Ange ; lisez-lui quelques pages de Vasari et de Benvenuto Cellini. Si vous avez su l’intéresser à cette étude, il entreverra tout au moins la principale des différences qui distinguent cette société de la nôtre, où l’art n’est guère que la distraction momentanée des oisifs, et, pour ceux qui

  1. E. Mâle, Revue universitaire, 3e année, t. V, p. 15.