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décuplée par la terreur grandissante qu’il inspirait. Il était devenu pour chacun l’ogre des souvenirs d’enfance de Mademoiselle. Un ogre de génie, et comme on en souhaiterait à son pays aux heures de crise, mais portant l’épouvante avec lui. Ses premières entrevues avec Gaston, au retour du jeune prince en France, sont effroyables, l’un tellement sans défense, l’autre tellement sans pitié.

Mademoiselle était allée au-devant de son père et s’était réjouie, dans son innocence, de le retrouver le même. Richelieu eut aussi l’impression que Monsieur n’avait pas changé. Il tint d’autant plus à l’avoir dès le lendemain à son château de Rueil, sous prétexte d’une fête ; et Monsieur ne repartit qu’après lui avoir « ouvert son cœur, » comme dans l’affaire Chalais. Tourné et retourné par ce terrible homme, le malheureux dénonça mère et amis, absens et présens, ceux qui avaient comploté la chute du premier ministre et ceux qui avaient essayé, d’après Gaston, de le faire assassiner tel jour, en tel lieu. « Non pas, rapporte Richelieu en ses Mémoires, que Monsieur contât ces choses de lui-même, mais le cardinal lui demandait s’il n’était pas vrai qu’on lui disait telles et telles choses, et il l’avouait ingénuement. » La fête de Rueil eut des suites funestes pour ses amis.

Monsieur s’était retiré à Blois, d’où il venait souvent à Paris. A chaque voyage, il ne manquait jamais de remplir à sa façon ses devoirs de père en venant jouer et bavarder avec Mademoiselle. Il s’amusait à lui faire chanter les chansons sur Richelieu. Il organisa pour elle un ballet d’enfans auquel la cour de France assista. Il se montra à sa fille dans toute sa gloire à l’occasion d’un autre ballet, dansé au Louvre le 18 février 1635 par le roi, la reine, et les principaux de leur suite. Cette dernière solennité laissa toutefois à Mademoiselle des souvenirs mélangés. L’un des plus fidèles compagnons d’exil de son père, le duc de Puylaurens, devait être du « ballet du roi. » Richelieu le fit arrêter au Louvre pendant une répétition. « Il fut conduit au bois de Vincennes, où il mourut prisonnier assez subitement[1]. » On donna son rôle à un autre, et Gaston n’en parut pas autrement préoccupé. La Gazette apprit au public que la fête avait admirablement réussi, « chacun remportant de ce lieu plein de merveilles la même idée que celle de Jacob, lequel n’ayant vu toute la nuit que des anges,

  1. Mémoires de Mademoiselle.