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ouvrir aux socialistes dans la majorité, l’autre la leur ouvrirait dans le gouvernement ? On parle beaucoup de l’éducation politique du pays, et certes elle n’est pas faite ; mais on la retarde de dix ans, sinon de plus, lorsque, par un caprice inexcusable, on donne à ce pays encore inexpérimenté des leçons à rebours, aussi troublantes pour sa conscience, aussi obscures pour son esprit. Ce n’est pas ainsi non plus qu’on forme un parti ; c’est plutôt ainsi qu’on les détruit tous. Nous n’en voulons pour preuve que la division produite par le nouveau ministère dans tous les groupes, socialistes contre socialistes, radicaux contre radicaux, modérés contre modérés. Dans la majorité de 25 voix qu’il a eue, tous ces groupes sont représentés par une fraction de leurs membres ; mais ils le sont pareillement dans la minorité. Majorité de coalition, minorité de coalition, désordre partout. Seule, la droite a pu rester unie et compacte, s’amusant de ce qui se passe et y prenant un plaisir ironique. Seule, en effet, avec les socialistes, elle peut en tirer avantage. Ceux de ces derniers qui ont voté pour le ministère ont, croyons-nous, bien fait. Ils ont eu un sens très juste de leur intérêt. Tous leurs chefs, d’ailleurs, les y ont invités avec insistance, et M. Brisson a fait tout ce qui dépendait de lui pour les y décider au nom de leurs amis radicaux. Sans l’horreur tout animale que quelques-uns d’entre eux éprouvent pour le général de Galliffet, ils auraient voté pour le ministère comme un seul homme. Qu’il le veuille ou non, M. Waldeck-Rousseau est leur protégé.

Mais il ne s’en défend pas. Il a cherché délibérément l’appui du parti républicain tout entier. Il l’a convié à une œuvre commune, qui est la défense de la République. Il a abusé pour cela de l’ordre du jour par lequel la Chambre avait renversé M. Dupuy, et qui semblait effectivement vouloir dire que la République avait besoin d’être défendue, tandis qu’il signifiait beaucoup plus simplement qu’on en avait assez de M. Dupuy. Les ordres du jour parlementaires sont souvent des formules insignifiantes par elle s-mêmes : leur importance n’est pas dans ce qu’elles paraissent dire, mais dans le but immédiat où elles tendent. Le 12 juin, la Chambre a voulu renverser un ministère, voilà tout. M. Waldeck-Rousseau prétend s’être inspiré de son vote : la vérité est que la Chambre aurait été saisie de stupeur, comme elle l’a été du reste après coup, si on lui avait annoncé à ce moment que, en vertu de l’interprétation qu’on donnerait à son scrutin, elle aurait, quinze jours plus tard, un ministère où figurerait M. Millerand. Pas un seul député, s’il est sincère, n’oserait dire qu’il s’attendait à ce dénouement, aussi imprévu pour les socialistes que pour les modérés. Quant à la République,