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avait senti s’éveiller en lui l’humeur aventureuse ; la tête, les bras, les pieds lui démangeaient. Un de ses amis, qui était né dans le pays des Zoulous, M. Lindley, fils d’un célèbre missionnaire américain, l’encouragea dans sa résolution : « Partez, coûte que coûte, lui dit-il. Vous trouverez là-bas d’admirables occasions de compléter vos collections, et vous aurez aussi le plaisir de faire le coup de feu contre les Matabélés. Si vous couchez sur le carreau une centaine de ces démons sanguinaires, vous rendrez à l’humanité un grand service. » M. Brown éprouvait quelque répugnance à verser le sang des Matabélés, qui ne lui avaient jamais rien fait ; le discours du fils du missionnaire le mit à l’aise. On n’a pas souvent l’occasion de rendre service à la fois à l’histoire naturelle et à l’humanité.

M. Lindley le recommanda au major Frank Johnson, chargé d’organiser le corps des pionniers, qui devait former l’avant-garde et qu’on avait résolu de soumettre à la discipline militaire. Il sollicita comme une grâce l’honneur d’en faire partie, et, quelques jours plus tard, il signait un contrat d’enrôlement. « Vous avez tous entendu parler, nous dit-il, de l’homme qui avait trouvé sept raisons pour excuser son père de n’avoir pas comparu devant la cour ; la première était que son père était mort ; on la jugea suffisante. Si vous vous étonnez qu’un naturaliste américain se soit fait soldat, qu’il vous suffise de savoir qu’on ne me laissa pas le choix, que, si j’avais refusé de m’enrôler, on m’aurait prié de rester chez moi. D’ailleurs, il n’y avait rien là qui pût compromettre ma qualité de citoyen américain ; on ne me demanda point de prêter à la Reine un serment d’allégeance. »

Le directeur de la mission de l’éclipse lui donna carte blanche ; il employa deux mois à se perfectionner dans le tir à la cible, et, un soir d’avril, il se mettait en route pour Kimberley. Il était fier de ses compagnons d’armes. Tous vigoureux et bien taillés, le pied solide, la main leste, l’air déterminé, on devinait, aies voir, qu’ils feraient merveilles dans les hasards. Les intempéries, les privations, les excès, les fatigues, les Matabélés les ont décimés ; aucun ne s’est jamais plaint de son sort : ils pensaient tous que le meilleur usage qu’on puisse faire de sa vie, c’est de la jouer.

En septembre 1890, le corps des pionniers touchait au terme de sa campagne. On se trouvait à 4 600 pieds au-dessus du niveau de la mer, à 1 700 milles de la ville du Cap, et on s’occupa de construire dans une prairie, près d’une petite rivière appelée le Makabusi, un fort destiné à devenir avant peu la capitale d’un nouvel Etat, et qu’on nomma le fort Salisbury. En assistant à la cérémonie d’inauguration,