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certaine prairie italienne, exposée, je crois, en 1849, il souriait avec une satisfaction légitime et, naïvement, il appuyait sur le mot : « Oui ! oui ! un chef-d’œuvre ! »... et d’un air si sincère, si bon enfant, que personne ne songea jamais à s’en choquer. Elle était véritablement adorable, cette simple prairie dont j’ai parlé ailleurs : rien qu’un fossé enfonçant, tout droit dans l’herbe, verte au bord, fauve plus loin, son eau claire qui laisse voir, entre de luisans sabres d’iris et de flexibles roseaux, la terre rousse et les lichens du fond pénétrés de soleil humide ; un ciel d’argent qui tremble entre les broussailles bleuâtres ; et enfin, au milieu de cette douce paix, sombre bijou de ce clair écrin, une vache noire.

Sa Vue de Saint-Cloud est aussi un merveilleux tableau et dont Meissonier fut si épris qu’il voulut y mettre des figures. C’est à propos de ce petit tableau que Français, avec ce naturel exquis qui faisait de lui le plus amusant des conteurs, m’a confié une anecdote intime. J’ai hésité à la donner ici. L’ombre de Corot me pardonnera cette indiscrétion qui montre le grand paysagiste, si glorieux à juste titre, sous un jour trop familier. Qui de nous, d’ailleurs, pourrait lui jeter la première pierre ?

Français avait loué, à Saint-Cloud, un petit logement, deux chambres dont l’une servait d’atelier.

Un jour Corot arriva tout frétillant avec son petit attirail de travail. Et, dans le parc magnifique ils peignirent ensemble, se grisant de la splendeur et de l’air, de toute cette luxuriante verdure et de leur enthousiasme. La séance terminée, on alla dîner chez le marchand de vin, où l’on trouva quelques amis. Le vin était bon, le cuisinier s’était surpassé. Le père Corot ne tarissait pas de verve. Il vidait son verre inconsciemment et des rougeurs de gaité embrasaient ses joues sous l’ardeur fumeuse qui allumait ses yeux. De ses lèvres tombaient des mots charmans qui n’ont pas été recueillis, heureuses saillies dont il s’enivrait. Au gloria, son coude se heurte à celui de son voisin en versant le cognac dans son café, une habitude comique, une façon de simuler un accident pour justifier le trop-plein débordant de la tasse. Il redoubla. Français s’alarmait : «Tout beau, papa, tu sais que tu retournes à Paris ce soir ! » Interrompu dans son lyrisme, le papa, un rapide éclair d’impatience dans le regard, répondit : « Je sais ce que je fais, je ne suis plus un enfant ! »

Mais dès qu’ils eurent repris le grand air, l’élève s’apercevant de quelque incertitude dans la marche du maître, lui prit le bras