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l’ai vu au jury de l’exposition de 1867, à son déclin. Il était haut en couleur, d’une stature fortement charpentée. Les cheveux et la barbe, qui avaient été très noirs, grisonnaient. Il avait un défaut de prononciation faisant siffler les s dans sa salive. Son extérieur, un peu rustique aussi, n’éveillait pas l’idée d’un artiste ; il eût pu, aux yeux d’un observateur à courte vue, passer pour un bel huissier de province. Le charme se révélait dans ses yeux de chevreuil, bruns et veloutés, au fond desquels on sentait sourdre des éclairs voilés comme des rayons sous bois.

Timide, un peu farouche, il s’animait entre intimes, prompt aux épanchemens d’une généreuse ardeur de prosélytisme, se résumant en d’ingénieuses formules.

Têtu dans ses recherches et ses luttes opiniâtres, lorsqu’il travaillait en forêt, il restait des heures sur son pliant, couvert d’un manteau feuille-morte, le cou obstinément ployé par une attention qui ne relevait que les yeux, la tête dérobée sous un chapeau de paille à larges bords cachant ses épaules ; et, si immobile, m’a dit Français, qu’il avait l’air d’une ruche ! Ah ! si l’on avait pu voir les essaims de pensées qui, comme des abeilles, s’en échappaient ! Après ces longues séances, il courait, se mettait en transpiration, puis changeait de linge dans la forêt.

Son père, un brave tailleur qui habilla Louis-Philippe et Rouget de Lisle, venait tous les samedis à Barbizon. C’était l’occasion d’une moisson de bruyères qu’il vendait à Paris. Il ressemblait tellement au Roi-citoyen qu’Ary Scheffer le fît poser pour le portrait officiel tant copié.

A ses débuts, Rousseau, comme tous les vrais artistes, très insoucieux des intérêts matériels, travaillait gaiement sous l’étroite fenêtre à tabatière d’une sorte de soupente. C’est là qu’il commença à résumer, dans de petits chefs-d’œuvre, les observations de ses promenades à la campagne. Jules Dupré vint l’y voir. Pris d’enthousiasme, il témoigna à Théodore toute son admiration, chaleureusement, avec ces élans de joie désintéressés qui sont ce qu’il y a de plus doux au monde. Ils s’embrassent, ces deux chercheurs acharnés et destinés à la gloire. Et Jules dit à son ami : « Comment, tu travailles dans ce trou ! »

Il était beau, noble et généreux, le moins pauvre des deux. Il loua un atelier et l’offrit à Rousseau.

Est-ce dans cet atelier que Troyon, cet autre grand peintre, le surprit peignant l’un de ses plus vibrans tableaux : le Givre ?