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On la voit qui commence d’apparaître sous l’Empire, lorsque, l’activité des passions s’éloignant, se dispersant par le monde, voilée sous la fumée des gloires militaires, laisse quelque trêve au recueillement des centres d’art. Non, ce ne fut pas par hasard, qu’issue de tant d’évolutions ardentes et d’un idéal sans frein, cette forme s’affirma dans l’entraînement contradictoire d’une réaction politique et morale, avançant lorsqu’elle semblait reculer jusqu’aux époques barbares sous le nom de Romantisme et, étrange anachronisme ! revêtue de la défroque du moyen âge, époque dont les peintres ne connaissaient qu’une vague apparence pittoresque. Et voici que nous voyons Victor Hugo et Eugène Delacroix incarner l’expression héroïque, vibrante et désordonnée de la Révolution dont, à leur début du moins, ils ne partagent nullement les idées.

C’est que l’art ne procède pas des spéculations scientifiques, mais des sensations des âmes, des commotions qui ébranlent le cerveau ; des élans des cœurs dont les conséquences, la science l’admet aujourd’hui, peuvent se transmettre par atavisme. De plus, les artistes obéissent à des impulsions qu’ils ne sauraient raisonner ou qui, même, contredisent leur raison. De là, l’inconscience des vrais révolutionnaires en art. Tout en exaltant parfois le style de ses tableaux jusqu’au délire, jusqu’à la frénésie, Delacroix invoque les classiques ; il n’a aucune admiration pour le génie avec lequel il a le plus d’affinité, Victor Hugo. Son idéal, c’est Racine, le plus équilibré de nos poètes ; il dessine d’après l’antique et les médailles de Syracuse ; il étudie Raphaël et Rubens. Le grand poète romantique, lui, d’abord royaliste, mais révolutionnaire en littérature, a davantage conscience du mouvement nouveau qu’il donne aux lettres ; mais il n’est pas plus juste pour le peintre. Un jour, en présence de Leconte de Lisle qui me l’a raconté, le sculpteur Christophe crut bien faire, pour complimenter le poète de la Légende des Siècles, de le comparer au peintre des Massacres de Scio. Victor Hugo répondit par cette boutade de mauvaise humeur : « Delacroix, un misérable artiste ! »

C’est pourtant chez ces deux hommes, si mal disposés l’un envers l’autre, que le grand ébranlement des âmes par les drames épiques et féroces de la Révolution revit, en dépit de leurs préférences.

De là, le grand souffle qui court à travers l’œuvre de Delacroix, cette force irrésistible malgré les emprunts, et les faiblesses,