Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/132

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

composition qui, quoique très saisissante, n’est pas complètement exempte de procédés artificiels ; mais pouvait-on demander davantage alors ? C’était déjà bien hardi pour un public habitué, même dans le drame, à la règle et au compas.

Je trouve aussi que le ton brun, qui convient aux poutres et aux planches du radeau, s’étend trop arbitrairement aux groupes et à la mer ; que les modelés des corps, trop durs, devraient, par des transitions plus souples, se relier dans une plus entière homogénéité. Je veux être, dans ces pages, absolument sincère, et l’on me pardonnera d’oser ces quelques critiques à propos de ce grand artiste que j’ai toujours beaucoup aimé.

Au mur de mon premier atelier, était soigneusement accroché le masque de ce maître, moulé après sa mort. Cette admirable face émaciée, décharnée par un long martyre, est poignante. Ses traits jeunes et affaissés sur le squelette qui fait partout saillie, ce noble front, ce nez déprimé et comme aiguisé, cette bouche inerte d’où s’est exhalé un si beau souffle, nous pénétraient d’une pieuse vénération, et surtout cet œil enchâssé comme celui des Arabes, cet œil qu’on se figure si animé jadis par l’ardeur de l’artiste enthousiaste et l’intrépidité du hardi cavalier, cet œil éteint sous la pénombre de l’orbite cave, comme voilé par la tristesse d’un fatalisme résigné. Géricault est mort presque au début de sa carrière ; il n’a pas dit le quart de ce qu’il devait dire. Combien de germes de chefs-d’œuvre détruits ! Que d’esquisses qui n’ont pas été réalisées, comme celle de ce carrousel antique dont on connaît de puissans dessins !

Nous avons dit que David, spectateur des drames révolutionnaires, s’était complu dans une forme glacée, au lieu de développer l’admirable don de vie qu’il étouffait en lui. Eugène Delacroix, qui n’a pu évoquer qu’en rêve cette époque pleine de grandeur furieuse et de sanglant héroïsme, va, bien que réactionnaire en politique, la fixer révolutionnairement dans sa sauvagerie et, pour ainsi dire, toute palpitante d’actualité.

Par quel mystérieux chemin d’atavisme s’est accompli ce miracle ? C’est que les révolutions amènent des transformations de sentimens qui, à cause des obstacles dont nous avons parlé, ne peuvent pas d’abord trouver leur expression, mais qui, ne pouvant pas non plus manquer de la donner, — fatalement toute force acquise ayant son effet, — vont charger un héritier de ce soin. Une nouvelle forme se préparait, on en respirait le pressentiment.