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De sorte que la malheureuse Mrs Bousefield, désespérée de la froideur croissante de son mari et du mépris que lui témoignait sans cesse davantage Mrs Norham, forma le projet d’en finir, et courut s’étendre sur les rails du chemin de fer. L’exemple de ce suicide venait de lui être donné par le poète Quelch, qui, en lisant dans les journaux les moqueries des critiques à l’adresse des Chants de l’Egalité, avait bu un dernier verre d’absinthe et s’était jeté sous les roues d’un train. Mais Mrs Bousefield, par miracle, fut arrachée à la mort. Au moment où elle s’étendait sur les rails, son mari l’aperçut : il courut, à elle, tendrement la ramena dans sa chambre : et, dès ce jour, Mrs Norham perdit son empire sur lui.

Elle ne se souciait plus, au reste, d’exercer de l’empire sur les petites gens. Le suicide de Quelch, la faillite de Tibbits, l’avaient dégoûtée des classes inférieures : et de plus en plus elle était frappée du prestige des classes supérieures, c’est-à-dire du terrain qu’elles offraient à sa prédication. Grande fut sa joie lorsque, dès son retour à Londres, elle reçut une lettre de lady Cornélia Leyton l’invitant à venir dîner avec elle, et lui promettant de lui présenter diverses personnes qu’elle aurait plaisir à connaître, et une d’elles, notamment, « en qui elle trouverait un esprit proche parent du sien..» Elle vint donc, en grande toilette, et plus que jamais en humeur d’amabilité. Lady Cornélia lui présenta une jeune institutrice allemande, qui l’aidait dans ses travaux de broderie : « Elle vous sera très utile pour votre œuvre d’éducation populaire ! » lui dit-elle. Était-ce donc là l’« esprit proche parent du sien ? Hélas ! non. Et la pauvre Mrs Norham dut subir une épreuve plus amère encore. En pénétrant dans le salon du ministre, elle vit celui-ci en conversation avec une jeune femme aux cheveux courts qui paraissait être plus en faveur qu’elle-même ne l’avait été dans les plus beaux jours. « Voici, lui dit lady Cornélia, l’âme sœur de la vôtre que j’ai tenu à vous faire connaître ! Comme vous, elle porte tant d’intérêt aux questions sociales ! » C’était Miss Délia Dickson, l’apôtre du féminisme, la personne au monde qu’elle haïssait le plus !


Cette amusante figure de Mrs Norham, dont je regrette de n’avoir pu donner qu’une esquisse trop sommaire, suffit, à elle seule, pour justifier le succès du nouveau roman de M. W. H. Mallock. Elle n’y occupe, cependant, qu’un petit nombre de pages, et n’y joue qu’un rôle tout épisodique. Le sujet principal du roman est l’aventure amoureuse de Tristram Lacy, qui, après avoir renoncé à se marier avec une ingénue