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C’est ainsi qu’à l’amour de tête où se complait l’écrivain répond l’amour de tête dont le paie son Égérie. L’écrivain aime non pas la femme réelle que la destinée a mise sur son chemin, mais l’être d’imagination, créé par lui et qu’il incarne en elle grâce à cette admirable puissance d’illusion qui fait les artistes. Elle, de son côté, aime en lui, moins l’homme même que l’auteur, moins sa personne que son talent, son esprit, toute cette individualité en partie factice qu’on met dans les livres. Elle l’aime avec toute l’ardeur, toute la sincérité, parfois tout le dévouement passionné qui sont les signes du véritable amour. Elle reste très femme dans cet amour, et la vocation de la femme est d’être mère. C’est pourquoi elle met dans cette tendresse littéraire une nuance d’affection maternelle. Sans y tâcher ou sans pouvoir s’en empêcher, elle dirige, elle protège. Certes, il ne lui viendrait pas à l’esprit de se comparer à l’homme dont elle admire le génie, et dont ce ne serait pas assez de dire qu’elle comprend toute la supériorité. Pourtant elle le conseille, elle ne craint pas d’exercer une action sur lui, et même c’est sa chère récompense de constater qu’elle a quelque part dans son œuvre. Cette influence est généralement beaucoup moins grande qu’on ne se l’imagine, car, après tout, l’écrivain ne fait jamais que développer ce qui était en lui. Quelquefois, elle est fâcheuse. Quelquefois aussi, elle est bienfaisante. Elle est en tout cas la preuve de remarquables dons d’intelligence et d’une grande intensité de vie cérébrale. La femme de Racine ne savait pas ce que c’était qu’un vers. Cela n’a pas empêché Racine d’écrire A thalie. Mais cela fait que la femme de Racine n’a aucune espèce de place dans l’histoire de la littérature française.


RENÉ DOUMIC.