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côté de sa nature, l’esprit le plus romanesque. « Le cœur, l’imagination, le romanesque des passions dont mes ouvrages donnent l’idée sont bien loin du cœur, de l’imagination et du romanesque de l’homme. » Ce romanesque s’exalte dans les conditions de vie factice que s’impose l’écrivain, s’isolant du monde, surchauffant son imagination, faisant de son cerveau une fournaise sans cesse en travail, une machine continuellement sous pression. En outre, Balzac a un impérieux besoin d’expansion, qui, quoi qu’il en pense, pourrait bien être une forme de l’égoïsme. « Il n’y a rien d’égoïste dans ma vie. Il faut que je rapporte mes pensées, mes efforts, tous mes sentimens à un être qui ne soit pas moi : sans cela, je n’ai point de force. » Il faut qu’il parle de lui. Il faut qu’il se confie. Et on ne se confie tout à fait qu’à une femme qu’on aime. De son côté, Mme Hanska, jeune, ardente, exaltée, mystique, a besoin de peupler la solitude où elle vit dans son château de l’Ukraine, auprès d’un mari, de vingt-cinq ans plus âgé qu’elle. Songer qu’on occupe la pensée d’un homme à qui plusieurs reconnaissent du génie et qui a fait de vous sa « conscience littéraire, » croire qu’on a part dans une œuvre qui fait son chemin par toute l’Europe et qui pourra bien aller jusqu’à la postérité, cela est fait pour flatter l’amour-propre, avec qui il arrive que l’amour se confonde à s’y méprendre. On se souvient des Laure et des Béatrice. On prend place sans déplaisir dans le chœur de ces amantes historiques.

Il y avait néanmoins entre les deux amans un désaccord que les faits finirent par mettre en lumière. Balzac voulait avoir près de lui sa muse et en faire la compagne de sa vie. Mme Hanska préférait l’inspirer à distance. Dès les premiers jours, on s’était promis d’être à soi : M. de Hanski était l’obstacle ; mais, suivant les lois de la nature, cet obstacle ne pouvait être éternel. Dès l’année 1833, lors de la première rencontre, Balzac écrit à sa sœur : « Mon Dieu que ce Val de Travers est beau, que le lac de Bienne est ravissant ! C’est là, tu penses bien, que nous avons envoyé le mari s’occuper du déjeuner ; mais nous étions en vue, et alors, à l’ombre d’un grand chêne, s’est donné le furtif baiser premier de l’amour. Puis comme notre mari s’achemine vers la soixantaine, j’ai juré d’attendre, et elle de me réserver sa main, son cœur. » Le plus méchant tour qu’un mari en pareil cas puisse jouer à des amans est de disparaître. M. de Hanski eut ce tort. Balzac se hâta de réclamer l’accomplissement de l’ancienne promesse. Mme Hanska ne se hâtait pas de s’en souvenir. Elle hésitait à se décider, elle demandait du répit. Changer de pays, changer de vie, c’est une grave détermination et qu’on ne saurait prendre sans quelque délai. Elle avait de grands biens,