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à sa juste dignité ; l’amour, chez elle, est une vertu céleste, une émanation divine ; j’admire en vous cette admirable sensibilité d’âme qui vous l’a fait deviner. » Puis elle aborde des sujets plus intimes. « Vous devez aimer et l’être ; l’union des anges doit être votre partage ; vos âmes doivent avoir des félicités inconnues ; l’Étrangère vous aime tous deux... » Qui ne sait qu’être en tiers dans une confidence d’amour, c’est déjà ébaucher un roman pour son compte ? Au surplus, l’Étrangère fait son propre portrait et se montre telle qu’elle veut être vue : « Je suis simple et vraie, mais timide et craintive, je parais si peu qu’à peine si on fait attention à moi ; je n’ai de force, d’énergie, de courage, que pour ce qui me paraît s’allier au sentiment qui m’anime : l’amour. Je suis aimée et j’aime encore ; nul n’a pu comprendre l’âme de feu qui embrasait tout mon être ; vous me comprendrez, vous. »[1] Telle est l’offre doublement séduisante qu’elle lui fait : tout à la fois de le diriger et de se confier à lui. Il a bien compris la « femme, » puisqu’il a deviné la femme qu’est l’Étrangère. Il est dans la bonne voie ; pour s’y maintenir, il n’a qu’à fixer les yeux sur l’étoile qui y vient tout exprès briller pour lui de feux très doux.

Ces indications suffisent. C’est sur elles que va travailler l’imagination de Balzac. Son esprit s’élance docilement dans le sillage qu’on lui a tracé. Il a enfin trouvé l’objet de ses rêves, et il le célèbre à l’aide d’une phraséologie adaptée. « Je me suis plu à vous comprendre parmi les restes presque toujours malheureux d’un peuple dispersé, peuple semé rarement sur cette terre, exilé peut-être des cieux, mais dont chaque être a un langage et des sentimens qui lui sont particuliers, qui ne ressemblent point à ceux des autres hommes. Ce sont des délicatesses, des recherches d’âme, des pudeurs de sentiment, des tendresses de cœur plus pures, plus suaves, plus douces que chez les créatures les meilleures... Ces pauvres exilés ont tous en eux, dans la voix, dans les discours, dans les idées, un je ne sais quoi qui les distingue des autres... Compatriotes d’une terre inconnue, ils se reconnaissent et s’aiment au nom de cette patrie vers laquelle ils tendent. La poésie, la musique et la religion sont leurs trois divinités. » Une femme d’une essence si particulière est à peine de cette terre et on ne saurait la voir avec les mêmes yeux, la juger d’après les mêmes idées que les autres femmes. C’est la femme-ange. Elle peut bien consentir à marcher parmi nous, mais on devine qu’elle a des ailes. Aussi, lorsque son inconnue se révélera à lui, ne craignons pas que Balzac

  1. Lovenjoul : Un roman d’amour, p. 33 sq.