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embarras d’argent, c’est-à-dire rien qui ne fût déjà connu et sur quoi la correspondance générale de Balzac ne nous eût déjà renseigné à satiété. Il se couche à six heures, « son dîner dans le bec, » se lève à minuit, boit deux tasses de café et travaille douze heures d’affilée. Il écrit le Père Goriot en quarante jours, et Massimilla Doni en une nuit. Il ajoute un volume à ses Études de mœurs, un dixain à ses Contes drolatiques. Il traite avec un libraire, s’engage pour un autre, fonde un journal, paie une partie de ses dettes, en contracte de nouvelles et, pendant qu’il est occupé à boucher un trou, en voit un autre s’ouvrir. Soupirs d’amour et tracas d’affaires, déclarations passionnées et questions d’argent alternent sous la plume de l’écrivain, avec abondance et régularité, dans ces lettres copieuses et monotones. Balzac aime son « Étrangère, » et il commence un nouveau livre. Il adore Mme Hanska, et il a des difficultés avec son éditeur. Il est le moujik de sa comtesse russe, et il bâtit le plan de sa Comédie humaine. Il remercie Dieu de lui avoir fait connaître la grande passion, et il envoie Werdet au diable. Amour et métier. Il semble qu’il y ait là trop de projets d’auteur et de comptes d’éditeur, trop de papier imprimé, trop de corrections d’épreuves, et que cette odeur d’encre fût faite pour rebuter une femme. C’est au contraire celle que respirent avec délices les femmes qu’une vocation pousse à entretenir un commerce épistolaire avec les écrivains en renom.

Le 28 février 1832, Balzac trouvait chez l’éditeur Gosselin une lettre à lui adressée, signée l’Etrangère et portant le cachet de la poste d’Odessa. La lettre n’existe plus ; c’est la seule raison qui puisse faire que M. de Lovenjoul ne la possède pas. Mais il sait ce qu’elle contenait. Après lui avoir décerné des éloges enthousiastes à propos des Scènes de la vie privée, l’Etrangère lui faisait reproche d’oublier dans la Peau de chagrin ce qui avait fait le succès de son œuvre précédente, c’est-à-dire la délicatesse des sentimens, les nuances raffinées de ses caractères de femmes, et d’ébranler ainsi le piédestal sur lequel il les plaçait sans cesse dans ses Scènes. Elle le conjurait ensuite de revenir aux sources les plus élevées de ses inspirations antérieures, en renonçant aux peintures ironiques ou sceptiques qui ont pour point de départ l’abaissement de la femme ou la négation du rôle noble et pur qui lui appartient, lorsqu’elle comprend la mission que le ciel l’a chargée de remplir sur la terre[1]. C’est aussi bien ce qu’elle lui répète dans une lettre postérieure de quelques mois. « Vous élevez la femme

  1. Lovenjoul. Un Roman d’amour, p. 29.