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toute la glace désagrégée avait été entraînée vers la terre. Le bruit du premier ressac est l’un des plus délicieux pour l’oreille d’un Inuit, car il signifie que le printemps est en route. Kotuko et la jeune fille se prirent par les mains et sourirent : le clair et plein rugissement du ressac parmi les glaçons leur rappelait le temps du saumon et du renne, et le parfum des saules-nains en fleur. Pourtant, au moment même qu’ils regardaient, la surface de la mer commençait, tant le froid était intense, à se prendre dans l’intervalle des blocs flottans ; mais on voyait sur l’horizon un vaste reflet rouge, la lumière du soleil englouti. La lueur ne dura que peu de minutes ; n’importe, elle marquait le tournant de l’année. Et rien, ils le sentaient, ne pouvait changer cela.

Kotuko trouva les chiens en train de se battre, dehors, sur le cadavre encore chaud d’un phoque venu à la suite du poisson qu’une tempête met toujours en mouvement. Ce fut le premier des quelques vingt ou trente phoques qui atterrirent dans l’île au cours de la journée ; et, jusqu’à ce que la mer gelât pour de bon, il y eut des centaines de vives têtes noires qui flottaient, réjouies, sur l’eau libre et peu profonde, çà et là parmi les glaçons.

C’était bon de se remettre à manger du foie de phoque, de verser, sans y regarder, la graisse dans les lampes, et de voir la flamme briller à trois pieds de haut ; mais, aussitôt la nouvelle glace en état de les porter, Kotuko et la jeune fille chargèrent le traîneau à main, et firent tirer les deux chiens comme jamais ils n’avaient tiré de leur vie, car il fallait redouter ce qui avait pu se passer dans le village. Le temps était toujours aussi impitoyable ; mais on tire plus facilement un traîneau chargé de vivres qu’on ne chasse volontiers à jeun. Ils laissèrent vingt-cinq cadavres de phoques ensevelis dans la glace du rivage, tout prêts au besoin, et se hâtèrent vers les leurs. Les chiens leur montrèrent la route, dès que Kotuko leur eut dit ce qu’on attendait d’eux, et, bien que rien n’indiquât la terre, en deux jours, ils donnaient de la voix aux portes du village de Kadlu. Trois chiens seulement leur répondirent ; les autres avaient été mangés, et les maisons étaient presque plongées dans l’obscurité. Mais Kotuko cria Ojo ! (viande bouillie), et des voix faibles lui répondirent ; et, quand il fit l’appel du village, nom par nom, à voix très distincte, il n’y avait pas de manquans.

Une heure plus tard, les lampes flambaient dans la maison de Kadlu, la neige fondue tiédissait sur le feu, les pots commençaient