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les yeux flambaient comme des globes de feu dans leurs orbites, lui dit que sa tornaque les suivait à travers les neiges sous la forme d’un chien à deux têtes. La jeune fille regarda dans la direction que Kotuko montrait du doigt, et une Chose, en effet, sembla glisser dans un ravin. Cela n’avait certainement rien d’humain, mais tout le monde sait que la tornaque se plaît à apparaître sous la forme d’un ours, d’un phoque ou de n’importe quoi d’approchant.

Ce pouvait être l’Ours Blanc Fantôme à Dix Jambes lui-même, ou tout autre chose, car les privations avaient tellement affaibli Kotuko et la jeune fille qu’ils ne pouvaient guère se fier à leurs yeux. Ils n’avaient rien attrapé, pas même aperçu trace de gibier depuis leur départ du village, leur provision ne pourrait durer une autre semaine, et une tempête menaçait. Or, une tempête polaire peut souffler pendant dix jours sans interruption, et, tout ce temps, c’est la mort certaine de se trouver dehors. Kotuko éleva une maison de neige assez grande pour y remiser le traîneau à main (il n’est jamais sage de se séparer de ses vivres et, pendant qu’il façonnait le dernier bloc de glace qui forme la clef de voûte du toit, il vit une Chose qui l’observait du haut d’une petite falaise de glace, à un demi-mille de là. L’atmosphère était brumeuse, et la chose semblait avoir quarante pieds de long et dix pieds de haut, avec vingt pieds de queue et une silhouette aux contours tremblotans. La jeune fille la vit aussi ; mais, au lieu de pousser des cris de frayeur, elle dit avec calme :

— C’est Quiquern. Que va-t-il arriver ?

— Il va me parler, répondit Kotuko.

Mais le couteau à neige tremblait dans sa main, car, pour grande que soit l’amitié qu’un homme se flatte d’entretenir avec des esprits étranges ou hideux, il aime rarement à être pris tout à fait au mot. Quiquern. par-dessus le marché, n’est autre que le spectre d’un gigantesque chien édenté, sans poil sur le corps, qui habite, dit-on, l’extrême Nord, et qu’on voit errer dans le pays avant qu’il arrive des choses. Ces événemens peuvent être bon ou mauvais, mais tes sorciers eux-mêmes ne se soucient guère de parler de Quiquern. Il rend les chiens fous. Comme l’Ours Fantôme, il a plusieurs paires de pattes d’extra, — six ou huit, — et la Chose qu’ils voyaient sauter de haut en bas dans la brume avait plus de jambes que nul chien de chair et d’os n’en a besoin.