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par la propriété privée, fruit de son épargne propre ; l’outil peut lui être rendu collectivement par les associations ouvrières, parce que l’instrument de travail fait partie désormais d’un outillage accessible aux seules ressources des associations. Il est donc clair que le progrès doit être double : d’une part, il doit individualiser de plus en plus le foyer et tout ce qui s’y rattache ; d’autre part, il doit socialiser, dans une certaine mesure, l’instrument de travail. Et ces deux progrès s’appellent mutuellement, loin de se contredire comme on le croit d’ordinaire.

Il faut donc que l’organisation des syndicats devienne enfin une école des intelligences et des caractères ; que les habitudes de prévoyance, ainsi que celles de soumission à des règles librement consenties, en un mot que les mœurs et la pratique de la solidarité rendent les travailleurs mûrs pour une forme supérieure d’organisation du travail. Celle-ci sera, selon nous, une organisation dans laquelle le capital, l’outillage et la direction intelligente de l’entreprise, ainsi que les bénéfices légitimes qu’elle procure, appartiendront aux travailleurs associés et, en conséquence, se distribueront entre eux proportionnellement aux mérites de chacun.

Ainsi, sans révolution et sans violence, se prépare une société où il y aura plus de justice. La vraie loi sociologique n’est pas la lutte des classes, phénomène transitoire ; c’est leur union progressive par la fusion croissante du capital et du travail. Les progrès de l’association et de l’organisation inquiétaient Renan : « Les valeurs morales baissent, disait-il, le sacrifice disparaît presque ; on voit venir le jour où tout sera syndiqué, où l’égoïsme organisé remplacera l’amour et le dévouement. » Mais est-il sûr que, si l’amour et le dévouement disparaissent, ce sera parce que l’esprit de solidarité et d’association aura augmenté ? La mise en commun des efforts et leur organisation savante supprimera-t-elle l’effort lui-même, avec son mérite et son désintéressement ? Si l’excès d’association peut nuire à l’initiative personnelle, l’excès d’individualisme ne favorise-t-il pas l’égoïsme ? Toutes ces appréciations vagues n’ont rien de probant, et nous pensons que, s’il y a aujourd’hui trop d’égoïsme sur bien des points, il se produit aussi, sur d’autres points, un développement supérieur de la solidarité et de la fraternité, où la France aura l’honneur d’avoir placé ses espérances.


ALFRED FOUILLÉE.