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de la Saxe reçoivent un salaire moyen de 6 fr. 50 par jour ; mais ils n’ont pas de vie de famille, leur intérieur est sordide et repoussant ; ils vont s’étourdir au cabaret, et sont profondément aigris. En Silésie, au contraire, où le salaire est inférieur de moitié, le mineur connaît le confort et l’influence bienfaisante du milieu social ; il est heureux. Le bonheur n’est donc pas simplement « une question d’estomac. » Le cerveau et le cœur y ont le principal rôle. Cette vérité s’applique aux capitalistes comme aux travailleurs. La rapidité même avec laquelle naissent certaines fortunes capitalistes peut devenir pour elles une cause de ruine. Les hommes qui les ont édifiées n’ont pas eu le temps d’acquérir la culture morale indispensable à la conservation de leur patrimoine et ils n’ont pas donné à leurs enfans la forte éducation qui seule rend l’homme capable d’exercer la puissance. Les fortunes si rapidement formées, où on ne voit « qu’une faculté illimitée de jouissances, » s’écroulent rapidement. Le nombre de ceux qui ne travaillent pas diminue ; ils sont condamnés à disparaître. « La grandeur de notre époque, c’est que la puissance de l’argent n’est qu’apparente. L’argent, à lui seul, ne crée rien[1]. »

La civilisation d’autrefois était fondée sur la conquête des hommes ; celle d’aujourd’hui l’est sur la conquête de la nature. La première était l’application de la force ; la seconde est l’application de la science : or celle-ci, nous l’avons vu, en rendant la production de plus en plus abondante, tend à l’émancipation finale du travailleur[2]. La civilisation ancienne avait pour résultat la concentration des revenus ; la civilisation scientifique, après avoir, dans notre siècle de transition, aidé d’abord à une concentration analogue dont bien des effets subsistent encore, travaille, pour l’avenir, à la dispersion indéfinie des revenus entre les personnes et à leur union dans les associations.

Les ouvriers disent : — Nous possédions jadis deux choses : notre outil, notre foyer. L’outil est passé aux mains de ceux qui ont assez de capitaux pour acheter les machines, c’est-à-dire des outils collectifs ; le foyer, nous ne l’avons plus guère, forcés que nous sommes ou de vivre à l’atelier ou d’émigrer de ville en ville pour trouver du travail. — On vient de voir ce qu’il y a de juste en ces plaintes. Mais le foyer peut être rendu à l’ouvrier individuellement

  1. M. Prins, l’Organisation de la liberté.
  2. C’est ce qu’a bien montré M. Paul Leroy-Beaulieu dans son Traité d’économie politique.