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encore bien plus cette tendance au privilège ; elle les mène à des abus de force ou de pouvoir analogues à ceux qu’ils reprochent aux coalitions de capitaux, mais bien plus violens et bien plus nuisibles. Nos syndicats n’ont pas gardé le caractère professionnel : ils ont voulu devenir les organes attitrés et officiels des ouvriers dans les domaines les plus divers. On les a trouvés partout, et presque toujours en dehors de leur rôle. Ils ont cédé à une double tentation : imposer leur tyrannie à tous les ouvriers, s’imposer eux-mêmes aux pouvoirs publics comme les représentai exclusifs du monde des travailleurs. En France, les chefs des syndicats ouvriers font beaucoup plus de politique qu’ils ne travaillent. En Angleterre, le principe proclamé par les chefs de l’armée ouvrière est le suivant : « Ne vous inquiétez jamais de ce que vous ne pouvez atteindre et ne vous troublez pas de ce que vous ne pouvez éviter[1].» Voilà qui est anglais. Nos ouvriers, eux, semblent avoir adopté la devise : « Réclamez toujours l’impossible et ne vous résignez jamais à l’inévitable. »

Cependant, les économistes en conviennent, pour dix syndicats plus ou moins illégalement constitués, qui sont dangereux, qui exercent un vrai despotisme, qu’il est urgent de surveiller et de contenir en appliquant les dispositions légales, il y en a cent conformes à la loi, qui rendent les plus grands services[2]. Nous avons en France près de 6 000 syndicats : 1 818 syndicats patronaux, 2 378 syndicats ouvriers et 1800 syndicats agricoles. Les syndicats d’agriculteurs ont eu une brillante carrière depuis la loi de 1884. Si l’on veut savoir à quels besoins ils répondent, il suffira de rappeler qu’ils fournissent, directement ou par les sociétés coopératives auxquelles ils sont affiliés, le fumier, les engrais, les semences de choix et les insecticides. Ils mettent à la portée des ruraux, par l’enseignement mutuel, les élémens de la pratique agricole ; ils livrent à peu de frais, parfois gratuitement, l’outillage le plus nouveau et le plus perfectionné. C’est grâce à eux et aux associations coopératives de crédit qu’on a pu reconstituer les vignobles détruits par le phylloxéra.

La richesse même et la force des associations de travailleurs finiront par devenir plutôt des garanties de modération. En Angleterre, avant de risquer de perdre leurs réserves, les associations

  1. Le Trade-Unionisme en Angleterre, pur MM. Paul de Rousiers, de Carbonnel, etc. Un vol. in-12 de la Bibliothèque du Musée social. Paris, 1897.
  2. M. G. Picot, Ibid.