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et sous la Restauration, le premier mérite d’un préfet était de pourvoir aux subsistances, non seulement aux époques de troubles, mais au cours des hivers ordinaires ; on sait l’énorme mortalité en temps de disette. Aujourd’hui les approvisionnemens sont réguliers ; non seulement la quantité, mais la qualité des alimens s’est accrue ; la moyenne de la consommation de viande pour toute la France a doublé depuis 1812 et triplé à Paris. Inutile d’insister sur l’évidente amélioration des vêtemens et des logemens ; non seulement les maisons sont beaucoup plus nombreuses, mais elles sont plus divisées, sinon mieux, et plus aérées : le nombre de fenêtres a augmenté dans la proportion de 5 à 7. Les sociétés d’habitations ouvrières se sont multipliées, notamment à Lyon, où l’on a construit 1 000 logemens sains dans 100 maisons, à Paris (500 logemens), à Rouen (100 logemens).

Les économistes, il est vrai, se contentent trop de comparer la classe des travailleurs avec elle-même à des époques différentes. Il faut aussi la comparer aux autres classes, pour savoir si l’égalité est allée croissant entre elles. Le calcul des ressources matérielles n’est pas tout : il faut tenir compte du moral, qui joue le principal rôle dans le bonheur. Tout est comparatif et relatif dans la société humaine comme ailleurs. Lassalle allait jusqu’à dire qu’on doit mesurer la condition d’une classe non point par rapport aux troglodytes de l’âge de pierre, mais par rapport à ses compagnons d’humanité. Là est effectivement le point faible de l’optimisme économiste. Il est probable qu’aujourd’hui, plus que jamais, le pauvre souffre de la richesse du riche. Mais, d’autre part, jamais le riche n’a tant souffert de la misère du pauvre ; jamais il ne s’en est préoccupé comme de nos jours, jamais il n’a tant cherché de remèdes. Malgré les réserves que nous venons de faire, on peut soutenir que la distance devient moins énorme entre les capitalistes et les travailleurs. MM. Leone Levi et Giffen ont montré pour l’Angleterre que le revenu moyen des classes ouvrières s’était, de 1851 à 1881, augmenté de 59 pour 100, tandis que celui des classes moyennes ne s’élevait que de 37 pour 100, et que celui des classes aisées s’abaissait de 30 pour 100. M. Harzé, pour la Belgique, a fait voir que, dans l’espace de trente-quatre ans, la part proportionnelle de l’exploitant par rapport à l’ouvrier est tombée de 18,3 à 7,36 pour 100, c’est-à-dire qu’elle a diminué de plus de moitié, tandis que la part de l’ouvrier était plus que doublée.