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lignes de paquebots, usines, etc. ; de là, pour eux, d’immenses richesses personnelles. En France, grâce à certains essors d’entreprises industrielles, commerciales, financières, n’a-t-on pas vu se concentrer entre certaines mains d’immenses fortunes, d’origine plus internationale que française, qui ne tarderont pas, prétend-on, à réunir sur trois ou quatre têtes jusqu’à 10 et 20 milliards, alors que la fortune de la France est évaluée à 300 milliards ? Les mathématiciens font remarquer qu’à une table de jeu, dix joueurs possédant chacun 500 francs finissent par perdre tout contre celui qui a 10 000 francs. Le gros joueur peut, en effet, manquer vingt fois un coup de 500 francs, tandis que chacun des autres joueurs ne peut le perdre qu’une fois. L’homme qui possède 5 milliards, ne pouvant dépenser ses revenus, accumule nécessairement, à quelque faible taux qu’il prête, et peut arriver à tenir en échec le crédit public.

La France est cependant loin encore d’offrir le spectacle que présentent les contrées spécialement industrielles, où les concentrations vont augmentant jusqu’à y produire de vrais monopoles. Nous ne sommes qu’à l’aurore des grands syndicats capitalistes. L’Angleterre même n’est pas arrivée au point où sont les États-Unis. Il n’en est pas moins vrai que partout, dans l’industrie, on tend à passer du régime de la compétition à celui de la « combinaison » et du monopole[1].

Si donc la libre concurrence a fait la vie de l’ancien individualisme capitaliste, il est certain qu’elle est graduellement battue

  1. Le prix du charbon, dans les grandes villes, est établi par un syndicat de producteurs et de distributeurs. L’industrie du fer se concentre. Les grandes maisons comme celles des Armstrong et des Whitworth, Vichers, les grandes constructions de bateaux à vapeur de Barrow et de Maxims sont déjà « combinées. » Le procédé des grandes compagnies est bien connu : elles vendent à perte, s’il le faut, jusqu’à ce que les compagnies moins puissantes soient forcées de déposer leur bilan et achetées par les compagnies victorieuses. Le « libre marché, » dès à présent, n’existe plus pour l’antimoine, pour le nickel, pour le mercure, pour le pétrole, etc. Les grands trusts américains sont bien connus, ainsi que les cornerrings ou sociétés d’accaparement. Ces vastes compagnies sont devenues assez riches pour acheter les administrations, les juges des tribunaux, les hommes politiques, les journalistes, tous ceux qui peuvent les soutenir. Elles ont même essayé, en Amérique, de faire modifier le droit à leur profit en achetant un nombre de députés suffisant. De 1888 à 1889, ont surgi aux États-Unis environ cinq cents trusts et autres grandes « combinaisons, » qui provoquèrent une hausse de près de moitié dans les prix de la majorité des objets usuels. On arrive ainsi à avoir des États dans l’État, qui corrompent les cercles populaires, les cercles politiques, dictent aux chemins de fer et aux canaux les tarifs qui leur conviennent et traitent partout de puissance à puissance (1).
    (1) Voir le livre de M. de Rousiers : les Industries monopolisées aux États-Unis.