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avons, dans une précédente étude, examiné les théories contemporaines ; il s’agit aujourd’hui des réalités mêmes et de leur légitime interprétation.


I

Reportons-nous d’abord en arrière. Sous l’ancien régime, on travaillait, on souffrait : c’était la vie telle que la religion l’avait consacrée, avec les longs espoirs d’outre-tombe pour en adoucir l’amertume. Entre les classes d’alors, malgré la séparation politique, il n’y a point cet abîme que quelques-uns se figurent avoir existé : on vit ensemble, dans un espace restreint, avec le même étroit horizon ; on se voit tous les jours, on se connaît, on se mêle sans se confondre. La charité chrétienne, sous sa forme privée, accomplit une œuvre immense, trop méconnue ; quant aux fondations publiques, elles n’assistent alors que des catégories déterminées, soldats invalides, marins mutilés, lépreux, malades, incapables ; on ne rêve pas encore une assistance universelle de l’Etat. Les corporations, d’ailleurs, tout en assurant le travail, étaient aussi des confréries de secours mutuels. L’ouvrier y est pris tout entier, renfermé ; c’est toute sa personne qui y est engagée ; en échange de sa liberté perdue, il trouve aide et secours. Pourtant la misère grandit ; en vain les Vauban, les Fénelon, les Bossuet, les La Bruyère, les Turgot, en dépeignent les horreurs : « Sans les abus, répond de Galonné, que deviendrions-nous ? » Et c’est ainsi que la Révolution éclate.

Les hommes de 1789 avaient à lutter contre les excès du pouvoir absolu, contre une organisation oppressive qui s’étendait aux personnes en même temps qu’aux biens. Pour assurer les droits de tous, la Révolution, imitant ici l’individualisme anglais, déclara l’égale liberté de chacun. Était-ce assez ? Non. La liberté n’est pas par elle-même une force motrice ni directrice ; elle est, comme l’espace, nécessaire pour marcher, mais, comme lui, elle n’a jamais transporté personne. De même pour l’égalité. Il était beau et légitime de décréter théoriquement l’ouvrier l’égal du maître, mais à la condition que, sous ce prétexte, le maître ne se dispensât point pratiquement de ses obligations morales d’assistance, de protection, d’équité même dans les contrats. Les forces étant inégales, la liberté de déployer ses forces devait aboutir à des inégalités de fait tellement considérables que liberté