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cette qualité il joignait le don de sentir vivement et juste ; aussi, à travers les exagérations inséparables du roman, et dont la faute est parfois imputable aux auteurs auprès desquels il s’est renseigné, Salammbô donne la sensation d’un réalisme sensuel et puissant, ployant sous l’accumulation des détails et sous le poids des ornemens précieux, qui n’est pas en contradiction avec ce que les monumens nous laissent entrevoir. Flaubert devait avoir l’âme quelque peu carthaginoise.

Ce qu’il n’a pu mettre en relief, c’est le caractère composite de cette civilisation et l’aspect égyptien que devaient offrir aux regards le costume des prêtresses de Tanit et les ornemens qui, suivant l’expression de Montesquieu, fatiguaient leurs têtes superbes.

Le Carthaginois, comme tous les Phéniciens, faisait peu de place à l’idéal ; le réalisme de son art et de sa religion en est un indice. Il n’était pas doué d’un génie créateur puissant ; il n’a pas, comme la Grèce, créé de ces types qui se sont imposés à l’admiration du monde et ont enrichi l’humanité de formes nouvelles. Comme tous les réalistes, il excellait dans l’art d’imiter ce qui frappait ses yeux. Il imitait les formes que la nature lui livrait, il imitait aussi celles que lui fournissait l’art des peuples avec lesquels il se trouvait en contact. Jamais les Phéniciens n’ont eu assez d’indépendance pour en tirer une conception nouvelle de l’art, se distinguant par certains caractères constans. Ils ont été successivement tributaires de tous leurs voisins. Chaldéen au contact de la Chaldée, leur art s’est fait égyptien au voisinage de l’Egypte ; il est devenu grec à l’époque hellénique. Les Grecs eux aussi avaient emprunté à l’Orient les modèles de leurs chefs-d’œuvre, mais ils les avaient transformés par une idée nouvelle ; le Phénicien ne s’est écarté de ses modèles que par la manière de les interpréter ; il les a façonnés à son image. Par là il leur a donné quelque chose de personnel ; aussi ont-ils été de grands animaliers ; la figure humaine elle-même reçoit entre leurs mains une expression singulièrement vivante. Sous ce rapport, on peut dire qu’il y a eu un art phénicien.

Les fouilles de Carthage ont mis en évidence l’influence profonde de l’Egypte sur cette ancienne civilisation punique. À voir les objets qui sortent de ces tombes, on se croirait par momens transporté sur les bords du Nil. Les statuettes funéraires ont la coiffure, le costume et la pose des momies. Les bagues, les scarabées