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pas dire qu’elle soit venue à le haïr. Elle voit d’un côté, en lui, l’homme qui l’a délivrée des fureurs révolutionnaires ; de l’autre, elle le regarde comme l’héritier des crimes de la Révolution, le protecteur des injustices et des spoliations commises, et l’usurpateur d’un pouvoir qu’elle s’était flattée devoir passer de ses mains dans celles du monarque légitime. Elle regrette son roi, mais elle craint que la chute de Bonaparte ne la replonge dans l’abîme d’où elle est sortie. Il résulte de là qu’elle ne fera rien contre lui, qu’elle le défendra même contre les républicains et les révolutionnaires. Il est d’ailleurs une considération frappante et propre à décourager tous les faiseurs de plans d’attaque ou de résistance ; c’est l’impossibilité évidente du succès. Tous les moyens d’action sont entre les mains de Bonaparte. Les corps délibérans, les tribunaux, l’armée, le clergé, tout est à ses ordres : tout est peuplé de ses créatures. Forces physiques et morales, il s’est emparé de tout. Le poignard et le poison, voilà l’unique moyen de l’atteindre, et qui osera tenter l’un ou l’autre ? Il n’est personne qui n’ait la conviction intime de cette vérité, et cette conviction est peut-être le plus ferme appui de son autorité.

Ce qu’il y a de singulier dans la destinée de cet homme, c’est qu’il a toujours été entouré d’obstacles nouveaux, et que ces obstacles se sont toujours évanouis d’eux-mêmes. Combien de fois n’a-t-il pas paru chancelant sur le trône et prêt à en être précipité pour jamais ! Combien de fois les artifices de ses ennemis, le soulèvement de l’opinion et des démarches fausses de sa part n’ont-ils pas semblé rendre sa perte inévitable ! Combien de royalistes et de républicains, trompés par les apparences, n’ont-ils pas prédit les circonstances et annoncé les causes de sa chute ! Tous ces calculs et ces prédictions se sont trouvés faux. Dernièrement, le faste de sa maison et la révélation presque publique de ses prétentions à la royauté semblaient avoir soulevé tous les esprits et ranimé toutes les haines. Il semblait que son impatience dût le perdre pour toujours. Eh bien ! tout ce tumulte s’est apaisé ; tout est rentré dans le calme et la soumission. Il est parvenu à maîtriser la tempête ; on s’est accoutumé peu à peu à l’éclat de son faste, à la sévérité de son étiquette ; les plaisanteries se sont usées, et on a fini par regarder tout cela d’un œil indifférent. À la vérité, il n’a pas encore osé franchir le pas et saisir le diadème, mais il travaille à préparer ce grand changement et à en assurer le succès. Tout le monde le sait, tout le monde le voit, et, malgré l’indignation