Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 153.djvu/463

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

imprégnée de beauté : et ce sont à chaque ligne des images d’une fraîcheur, d’une pureté délicieuses, et les phrases qui les expriment caressent l’oreille comme des chansons, et tous les sentimens ne sont que soumission, sollicitude, abandon de soi, joie naïve à la vue d’un paradis miraculeusement reconquis.

Pourquoi faut-il que d’autres lettres de la même jeune fille, publiées côte à côte avec celles-là, nous empêchent d’en goûter librement la douceur ? Pourquoi faut-il que, par exemple, ayant le cœur encore tout rempli du beau chant d’amour que nous venons d’entendre, nous assistions aux récriminations de la jeune fille contre son père, à l’exposé de ses griefs contre lui, au récit des souffrances dont il l’a accablée ? Pourquoi faut-il que nous soyons mis au courant des menues misères d’un ménage bourgeois, et que la jeune fille nous apprenne, entre autres détails, que sa sœur rêve de se marier avec un sot, et un sot qu’elle n’aime pas ? Mais surtout pourquoi faut-il que, de ce roman d’amour si poétique, si héroïque, si parfaitement fait pour nous enchanter, nous ayons à voir à tout instant le revers ? Car tantôt la jeune fille rappelle à son fiancé qu’elle est plus âgée que lui, et l’entretient de ses infirmités, tantôt elle discute avec lui la question de savoir si, après le mariage, ils n’auront qu’une chambre ou s’ils en auront deux, tantôt elle l’instruit de la façon dont devront être rédigées les lettres de faire-part, tantôt elle lui parle de ce qu’elle aura à mettre dans ses valises, le jour de l’enlèvement, et tantôt encore elle le renseigne sur le chiffre exact de sa dot, lui indiquant les titres et les numéros de ses actions de Bourse, ou lui écrivant des billets comme ceci :

« Mon frère m’a dit ce matin, en réponse à une de mes questions, que très certainement mon père ne me donnait pas tout l’intérêt de mes fonds, comme je l’avais cru jusqu’ici. Et en effet, quand j’y réfléchis, je crois que cela doit être vrai. Les parts dont je vous ai parlé sont dans le David-Lyon, un vaisseau qui fait le commerce des Indes ; mon père y a, lui aussi, des parts. Mon frère a dit que mes fonds devaient me rapporter au moins trois cents livres d’intérêt, même au taux actuel, qui est très bas. Or, ce serait la chose la plus facile du monde (je l’ai vu ce matin encore dans le journal) de nous faire avancer de l’argent là-dessus, à la condition que nous puissions le faire sans donner l’éveil à personne d’ici. Brûlez ce billet. »


« Brûlez ce billet ! » Il y a une trentaine de ces lettres qui se terminent ainsi : et il y en a d’autres où la jeune fille, après avoir entretenu