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d’une sobriété toutes classiques ; et tandis que personne n’était admis à la voir, ses vers se répandaient de par le monde, son nom devenait sans cesse plus célèbres parmi les lettrés. Ainsi elle avait vécu, dans sa solitude. Les années s’étaient écoulées, lentes et monotones ; et déjà la jeune fille était bien près de se transformer en une vieille fille lorsque, à trente-neuf ans, une étrange aventure lui était arrivée.

Un poète, à qui elle avait envoyé le recueil de ses vers, lui avait répondu que, non content de l’admirer, il l’aimait, l’aimait d’amour, sans rien savoir d’elle sinon qu’elle était seule, qu’elle souffrait, et qu’elle avait du génie. Après quoi, il avait si ardemment, si instamment sollicité la faveur de la voir qu’elle avait fini par la lui accorder. C’était un beau jeune homme d’une trentaine d’années, élégant, mondain, aussi peu fait que possible pour s’éprendre de la pauvre et mélancolique créature qu’elle était. Non qu’elle fût laide : elle avait au contraire deux énormes yeux noirs d’une douceur merveilleuse, et c’était comme si l’habitude de la souffrance eût conservé à tous ses traits une fraîcheur enfantine ; mais elle était plus âgée de beaucoup que le jeune poète, et infirme, à jamais séparée de la vie du monde.

Et cependant, à peine l’avait-il vue qu’il s’en était épris. Le soir de sa première visite, il lui avait écrit qu’il l’adorait, qu’il lui appartenait pour toujours, qu’il la suppliait de devenir sa femme. La jeune fille avait déchiré sa lettre ; elle s’était évertuée à lui exposer les raisons de toute sorte qui rendaient un tel mariage absurde et impossible ; elle lui avait déclaré qu’elle ne le recevrait plus, et romprait toute relation avec lui, s’il ne se résignait pas à n’être pour elle qu’un confrère et un ami. Mais avec tout cela elle aussi l’aimait, dès ce moment, et plus encore peut-être qu’elle n’en était aimée. Et toutes les semaines ils s’étaient vus ; et tous les jours, souvent deux fois par jour, ils s’étaient écrit. À la fin de l’automne, six mois environ après le début de leur correspondance, ils avaient formé le projet de se retrouver en Italie, où les médecins ordonnaient à la jeune fille de passer l’hiver : mais le père, s’étant aperçu du désir qu’avait sa fille d’aller en Italie, lui avait aussitôt défendu d’y aller. En vain elle avait prié, en vain ses sœurs, ses frères, et les médecins avaient insisté pour qu’elle fît ce voyage, d’où l’on pouvait espérer qu’elle reviendrait mieux portante : non seulement le terrible vieillard était resté inflexible, il avait encore donné à entendre à sa fille qu’elle l’avait offensé par son insistance. Un fossé plus profond s’était ouvert entre eux.

Alors les deux amoureux s’étaient fiancés. Ils avaient échangé des bagues, des mèches de leurs cheveux ; pendant tout un an, à l’insu