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et qui l’a sauvée, a disparu. Elle est seule et, regardant la mer, à peine échappée à ses fureurs, au lieu de la maudire, elle l’évoque magnifiquement. Oh ! la noble et fière apostrophe ! Sublime revanche de l’esprit et de l’âme, qui ne répond aux forces aveugles et méchantes de la nature que par un cri d’admiration et d’enthousiasme devant le jeu de ces forces mêmes et devant leur beauté. « Océan ! Toi, l’immense ! Tes replis, comme ceux d’un serpent gigantesque, enveloppent la terre. Le regard s’étend à l’infini sur toi, lorsque tu dors le matin sous les rayons du soleil… Mais quand tu t’irrites, quand tes nœuds resserrés étreignent comme un roseau l’énorme navire, alors, Océan, tu es une chose terrible ! » Ce ne sont pas les paroles, mais les notes, qu’il faudrait pouvoir citer : ces notes qui tantôt s’étalent et tantôt bondissent et se précipitent ; ce sont les accords, admirables de plénitude et de précision, entre lesquels se dessine le récitatif, comme se développe entre le ciel et la mer la ligne de l’horizon. Bientôt Rezia, se rappelant la tempête, croit encore en soutenir l’assaut. Mais voici que les flots s’apaisent et le jour paraît. Il n’existe pas en musique un plus magnifique lever de soleil. Mehr Empfindung als Malerei, « le sentiment plutôt que la peinture, » se disait à lui-même le Beethoven de la symphonie Pastorale. Ce qu’il y a d’admirable ici, c’est l’accord entre les deux élémens ; c’est que la musique égale à la fois et, pour ainsi parler, fond en son propre infini l’infini de la nature ou du spectacle, et celui de la pensée ou de l’âme. Car cet air, en même temps qu’un paysage, est un drame, le plus vivant et le plus varié. Commencé dans la contemplation, il passe par tous les degrés du rêve, de la mélancolie, de l’espoir, de la crainte, pour finir, quand vient le héros sauveur, dans l’enthousiasme de la délivrance. Cet air n’est pas un morceau, mais au contraire un tout et une somme. On croit, lorsqu’il s’achève, que rien de noble, de grand ni d’héroïque, rien de triste ni de joyeux, ne reste plus à dire. Il vaut un opéra tout entier, et qui tout entier serait sublime.

Cet air, qu’on ne saurait trop louer, est universel et humain par le sentiment ; par le style, il est purement allemand. Il l’est peut-être encore plus que l’air d’Agathe dans le Freischutz et que l’air de Léonore dans Fidelio. Il ne débute pas comme ceux-là par le récitatif et l’andante classique. Il se meut, se développe, se transforme avec une liberté et une fantaisie qui nous étonnent encore aujourd’hui. « Cette musique, écrivait Berlioz, est essentiellement mélodieuse, mais d’une autre façon que celle des grands mélodistes. La mélodie s’y exhale des voix et des instrumens comme un parfum subtil qu’on