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des mélodies. Je songe à trois scènes de douleur et de larmes : le trio, l’air dit « de la pomme » et celui d’Arnold : Asile héréditaire. Là, du moins, Rossini a pris non seulement au sérieux, mais au tragique, et, si j’ose dire, au sublime, l’angoisse paternelle et le deuil filial. Là, pourtant, il n’y a presque rien de cruel, surtout d’atroce. Si ; dans le trio célèbre, il y a deux ou trois cris d’Arnold qui percent et fendent le cœur ; mais le reste, si touchant que ce soit, le fondrait plutôt. Le reste, c’est la lenteur du mouvement et le balancement, presque le bercement du rythme ; c’est la symétrie des périodes, le cours magnifique de la mélodie ; c’est tout ce qui fait de l’admirable andante comme un fleuve d’amertume, mais un fleuve et non pas un torrent.

Il me semble que, dans l’air de Guillaume au troisième acte, dans celui d’Arnold au dernier, la nature ou la qualité de la douleur est pareille. Cette douleur, au lieu d’étreindre l’âme, la dilate ; elle l’éclaire plutôt qu’elle ne l’assombrit. Rappelez-vous, sous la mélodie de Guillaume, l’accompagnement de violoncelle qui lui-même est une si noble, une si rayonnante mélodie. Et le chant d’Arnold orphelin sur le seuil de sa maison déserte, avec quelle ampleur il s’épanche, avec quelle plénitude il s’épanouit ! Personne, depuis Gluck et Mozart, n’avait ainsi réalisé la conciliation mystérieuse et supérieure de l’extrême souffrance avec la pure beauté. S’il faut, pour mieux comprendre et mieux sentir, une comparaison ou plutôt une antithèse, cherchez-la sur les confins opposés et comme à l’autre pôle de l’expression musicale. Ouvrez au hasard la partition de Tristan ; là, dans l’amour, partant dans la joie ou ce qui devrait l’être, vous rencontrerez plus de violence et d’âpreté qu’il ne s’en trouve ici dans la douleur. Vous reconnaîtrez que le pathétique de Guillaume Tell est exactement celui que Montégut a signalé « comme propre à l’Italie heureuse ; un pathétique qui, à bien prendre, n’est autre chose qu’une forme du bonheur. »

Les beautés épiques de Guillaume Tell justifient encore mieux cette définition. Parmi les chœurs innombrables et presque ininterrompus du premier acte, il n’en est pas un seul qui ne respire la paix ou ne crie l’allégresse. Ce peuple en esclavage est cependant un peuple en fête. Comme le pêcheur que méprise Guillaume, « il chante en son ivresse, » et la splendeur de son pays lui fait oublier, l’espace d’un matin, la perte de sa liberté. « Célébrons ! Célébrons ! » C’est le mot qui revient sans cesse. Du commencement à la fin de l’acte, on célèbre, on ne fait que célébrer, à moins qu’on ne contemple, et je me demande toujours ce que, de cette radieuse musique, il faut admirer davantage : l’emportement ou le calme, l’enthousiasme ou la tranquillité.