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et la grandeur de la vie rurale. Croyons-en ces peintures. L’art est plus vrai que la science, — surtout celle qui se pare du titre bien prématuré de « science sociale. » Il est vrai que la vie rurale se transforme, non qu’elle s’éteint. Il est vrai que la force numérique de la classe rurale diminue, non pas du tout que sa force morale fléchisse. Tant qu’elle est restée en France une majorité énorme mais amorphe, « inorganique » ou « inorganisée, » elle n’a pas eu conscience de sa force ni de ce qu’elle pouvait peser dans les destinées du pays. Réduite à la moitié environ de la nation, mais « organisée » depuis peu en associations professionnelles, la voici qui prend conscience d’elle-même. Elle devine qu’elle reste la classe la plus nombreuse, la plus liée à travers tout le territoire par des intérêts identiques, la plus physiologiquement résistante. Le corps rural a diminué, mais il a conquis une âme.

Et c’est précisément l’âme mesurée, prudente et forte qui convient à refaire une société telle que la nôtre. Le paysan est préparé, par les conditions mêmes de son labeur, à deviner les conditions de la vie sociale et du gouvernement. Ne pouvant rien créer sans la collaboration du temps, ne pouvant, comme l’ouvrier, transformer sous ses doigts instantanément la matière, — il garde le sens du passé. Étant propriétaire, si petit que soit son gouvernement, il acquiert le sens du gouvernement. Car, de même que gouverner, cultiver c’est prévoir. Connaissant les longs projets, le souci des débouchés, il comprend le rôle du « patron, » son labeur moral, sa direction nécessaire. Travaillant souvent ou ayant travaillé, jeune, pour un propriétaire plus riche, il éprouve aussi les sentimens du tâcheron. Patron et ouvrier tour à tour, il réunit en lui et réconcilie, dans sa propre destinée, les deux âmes antagonistes du capital et du travail. Les savans qui le méprisent pourraient beaucoup apprendre de lui. L’agronome raille sa routine et l’économiste sa parcimonie. Mais sa parcimonie est le grand secret de son succès là où l’agronome aux vastes conceptions échoue, et si sa « routine » a parfois retardé des progrès nécessaires, elle a aussi sauvé, des généralisations hâtives et des expériences imprudentes, l’agriculture de la France. Le moraliste déplore son âpreté au gain, sa méfiance et son individualisme. Mais, si l’argent est son but, la terre est depuis tant de générations le moyen toujours employé, que le paysan en oublie souvent le but pour le moyen, et qu’à tout