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veut dire bestialité, et M. Jules Breton devient alors un Lancret qui s’obstine. Mais le second postulat n’est pas plus juste que le premier. Ils témoignent tous deux d’une connaissance bien superficielle de la vie rurale. Toute grâce n’est pas fiction, toute vérité n’est pas bassesse. Il y a autant de fiction ou même de naïveté chez M. Zola, quand il croit ses « Jésus-Christ » ivrognes ou ses Buteau assassins, représentatifs des travailleurs de la Terre, que chez Brizeux quand il parle de l’ « âme innocente des pasteurs. » Pour très grande que fût la vision de Millet, elle n’en était pas moins très particulière à Millet, et c’est parce qu’elle lui était particulière qu’elle était grande.

Et quand elle serait très générale, en serait-elle plus vraie ? Il n’y a pas un type unique de paysan, non plus qu’un type unique d’homme. Le tambourinaire d’Alphonse Daudet ou le « petit pâtre brun sous son rouge béret » de M. Ed. Rostand, ou le savoyard d’Alexandre Guiraud, ou le Jean-de-Jeanne de M. Pouvillon ne sont pas plus représentés par l’Homme à la houe que les coutumes, les habitudes et les contrats de ces diverses provinces ne sont représentés par quelque Contrat social. Et enfin le même paysan peut tour à tour être l’esclave qui fouille la terre, l’augure qui interroge le ciel, le « sac à vjn » qui oublie tout au cabaret, le sage qui prévoit et ordonne sur le seuil de sa porte, le solliciteur courbé devant les gens de loi, le roi debout, caressant du regard ses meules ou « comptant ses gras troupeaux rentrant du pâturage, » le roué compère endoctrinant le coquetier ou le boucher, le larmoyeur plaidant pour obtenir une remise d’intérêts sur un billet, le stoïcien attendant, sans regret et sans espérance, l’heure où il embrassera la terre incultivable des morts. — Pour le montrer sous ces divers aspects, l’écrivain a l’incomparable ressource de la succession des épisodes, le peintre ne peut en représenter à la fois qu’un seul et, parla, il prête davantage au reproche de parti pris ou d’étroitesse. Il apparaît tantôt trop brutal et tantôt trop poète.

M. Jules Breton est un poète. Mais, chez lui, le peintre a toujours tenu tête au poète et l’a empêché de venir affoler ses modèles et brouiller ses couleurs, comme cela se passait chez le grand artiste que fut Rossetti. Le peintre Breton s’est méfié des sujets trop littéraires que venait lui proposer le Breton poète. Il lui a fermé la porte au nez. Il lui a expliqué, par le trou de la serrure, que si un sujet est utile au peintre ce n’est pas ce qu’on entend,