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qui passe ou bien, en 1814, pour contempler l’Empereur traqué sur la vieille terre de France qu’il défend. Mais de ce jour, l’artiste les a vus. Il les regarde et cherche à nous les montrer. Léopold Robert soulève, avec ses Moissonneurs, l’enthousiasme de Musset, de Lamartine et de Heine. Pour la première fois, depuis les grandes décorations égyptiennes du tombeau de Ti, toutes les phases de la vie rurale deviennent des sujets habituels de l’Art. En 1845, Balzac écrit sur elle ses pages admirables. Enfin, vers 1848, apparaissent en même temps le Semeur de Millet et l’Enterrement à Ornans de Courbet. Le voile qui cachait le quatrième état et où La Bruyère et les Le Nain avaient fait deux grands trous au XVIIe siècle, était tombé. Les paysans faisaient leur entrée dans l’art français.

Ce n’était point aux applaudissemens du public. Le Français d’il y a cinquante ans habitait encore trop la campagne ; il voyait trop souvent des moissonneurs entre les chambranles de sa fenêtre pour souhaiter les retrouver entre les cadres d’or de ses tableaux. Il rêvait des villes, de leurs agitations et de leur intellectualisme. Si la pompe mythologique de Boucher ne le fascinait plus, il était séduit par les crises violentes de l’âme et les complications dramatiques de l’histoire où Delacroix dépensait le plus clair de son ocre jaune et de son cobalt. On pouvait généralement dire de lui, ce que Flaubert dit de Mme Bovary : « Elle connaissait trop la campagne, elle savait le bêlement des troupeaux, les laitages, les charrues. Habituée aux aspects calmes, elle se tournait au contraire vers les accidentés. » Si les Moissonneurs de Léopold Robert avaient été acclamés par la littérature, c’est à cause de leur côté pittoresque, de leur couleur locale, pour le bric-à-brac de leurs castagnettes ou de leurs tambourins.

Dans ce vertige d’internationalisme et de progrès, de voyages et de réformes, où le mouvement de 1848 entraînait tous les Jérômes Paturots, le paysan français demeurait dédaigné, autant qu’au grand siècle, non plus parce qu’il était laid, mais parce qu’il était traditionaliste, ni parce qu’il était misérable, mais parce qu’il était résigné. À l’égard de ces « magots, » tout révolutionnaire se sentait, à nouveau, l’âme d’un Louis XIV. Trop lents étaient les gestes, trop simples les drames, trop communes les misères, trop uniformes les pensées de ces masses obscures de travailleurs, bonnes seulement à fournir au pouvoir du pain et des votes. Leur apparition dans les tableaux de Millet ennuya comme un spectacle