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Est-ce à dire pour cela que le poète soit transformé ? Non ; « mais ses idées religieuses avaient besoin de revêtir une forme, et dans son abandon il a pris le dernier vêtement usé qu’il a trouvé sous sa main. » Pierre Leroux affirme la même thèse à propos de Victor Hugo. À la poésie de calme croyance qui caractérise les Odes et Ballades, il oppose la poésie sentimentale et philosophique des Feuilles d’Automne. L’un et l’autre poète sont, à vrai dire, des panthéistes ; mais ils le sont différemment : « L’un chante la vie diffuse dans le temps et dans l’espace, courant de forme en forme dans le vaste océan de l’Être… L’autre, au contraire, saisit la vie dans tous les moules qu’elle revêt. Il se place dans un point de l’espace et du temps et s’y enracine profondément. La vie, qui dans Lamartine est un tout, une unité, un éclair, paraît dans Victor Hugo, comme la lumière qui inonde tous les corps, mais qui disparaît elle-même devant eux et ne se manifeste qu’en dessinant leurs contours et les peignant de leurs couleurs. »

Ces deux poètes expriment donc la vraie inspiration de la poésie de notre siècle : c’est le sentiment des ruines que la révolution et le XVIIIe siècle nous ont faites : c’est encore la même inspiration qui anime Goethe dans Werther et dans Faust, Byron dans tous ses ouvrages, Chateaubriand dans René, Benjamin Constant dans Adolphe, Sénancour dans Obermann, Sainte-Beuve dans Volupté et Joseph Delorme; tous représentent un genre de poésie que Pierre Leroux appelle le byronisme, inspiré par l’état d’incohérence et de discorde de la société actuelle. Dans un écrit publié plus tard, Pierre Leroux cite encore Lélia comme une nouvelle preuve et un nouveau symptôme de la désolation qui caractérise notre siècle. Pierre Leroux est cependant loin de croire que ce sentiment d’abandon et de détresse soit le dernier mot de la destinée humaine. Il n’y voit que « le produit d’une ère de crise et de renouvellement, où tout a dû être mis en doute parce que, sur les ruines du passé, l’humanité voit commencer l’édification d’un monde nouveau. »

Devant ce jugement d’un philosophe sagace et pénétrant, que dirons-nous de ceux de nos jours qui croient avoir inventé le pessimisme et dépassé Goethe et Byron. Pierre Leroux ne semble-t-il pas décrire la littérature de notre temps, lorsqu’il dénonce « cette littérature de verve délirante, d’audacieuse impiété et d’affreux désespoir qui remplit nos romans, nos drames et tous nos livres? » Il y a cependant, il faut le reconnaître, une différence entre le