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Leroux ne s’est pas demandé si cette doctrine ne supposait pas que la terre et l’humanité sont éternelles : or rien n’est moins évident. Au point de vue scientifique, la terre finira, puisqu’elle a commencé. L’humanité finira elle-même, et tout progrès avec elle, à moins que l’on n’imagine que le progrès recommencera dans d’autres astres : ce qui n’a sans doute rien d’impossible. Nous passons alors de Pierre Leroux à Jean Reynaud, de l’immortalité sur la terre à l’immortalité dans les cieux; mais nous n’avons plus aucun guide, aucune base solide et positive de nos affirmations. C’est la croyance à l’inconnu.

On a vu par ce qui précède que Pierre Leroux s’est intéressé à la littérature et a essayé de la rapprocher de la philosophie. (On trouvera donc quelque intérêt à lui demander ce qu’il a pensé de la littérature de son temps et surtout de la poésie. Il a précisément écrit un morceau sur la Poésie de notre siècle. Sa thèse est que la poésie de notre siècle a été surtout une poésie de désolation. Les philosophes ont enseigné le doute. Les poètes l’ont chanté. Mais ce doute et cette désolation sont le pressentiment d’une humanité nouvelle. Toute poésie est prophétique. Pierre Leroux reconnaît qu’il y a des exceptions à ce caractère général de pessimisme qu’il attribue à la poésie contemporaine. Il en cite trois principales : Walter Scott, Cooper et Béranger. L’objection paraîtrait sans doute, aujourd’hui, moins forte qu’elle ne l’était alors, car la popularité de ces trois écrivains a beaucoup diminué de nos jours (bien à tort du reste, selon nous), mais leur gloire était alors dans tout son éclat. Ces trois auteurs avaient un caractère de calme et de sérénité qu’il était difficile de faire rentrer dans la thèse générale de pessimisme universel que notre auteur attribuait à la poésie de son temps. Il est obligé de tourner l’objection par des explications un peu alambiquées. « Walter Scott et Cooper, dit-il, ne sont pas au centre de notre monde; ils sont aux extrémités, en Écosse et en Amérique. Ils sont pour nous comme les représentans des âges primitifs, comme les poètes de l’Illyrie ou de l’Inde. Ils nous intéressent et nous émeuvent par la peinture du moyen âge ou de la vie sauvage des Highlands de l’Écosse ou des Indiens d’Amérique. Mais ils n’ont rien à nous apprendre sur la loi de l’esprit humain et sur la tendance actuelle de l’humanité, pas plus que ne le feraient des chants grecs ou illyriens. Quant à Béranger, il se rattache au XVIIIe siècle et à la Révolution. C’est la poésie de l’action qui relève de l’inspiration de la Marseillaise. Il