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contenté de comparer les mérites littéraires des anciens et des modernes. On a poussé la critique plus loin : « Elle osa décomposer ces grands types consacrés, les grandes figures d’Homère et de Moïse; elle osa nier l’existence du premier et l’authenticité des ouvrages du second. Elle a devancé sur ce point les recherches de la critique allemande. » D’ailleurs, il est vrai de dire que même en littérature et dans les arts, à un certain point de vue, il peut y avoir progrès, en tant que la littérature et les arts dépendent de la réflexion et de l’expérience. Dans les arts proprement dits, il y a progrès de savoir-faire matériel; dans la poésie, plus de philosophie ; dans le drame, plus de psychologie. Mme de Staël, discutant cette question, trouvait chez les modernes le progrès de la mélancolie. Mais tout cela tient au progrès de l’âge et de la réflexion. Ce n’est point progrès du beau proprement dit. C’était là que les partisans des anciens, tels que Fénelon, reprenaient leurs avantages. Malgré l’exagération de la thèse, Pierre Leroux n’en a pas moins le mérite d’avoir trouvé dans cette fameuse querelle l’origine de la doctrine de la perfectibilité, et il l’a fait ainsi remonter au moins pour la France, au XVIIe siècle. C’est une bonne réponse à la thèse des Allemands, qui voient dans Kant et dans Lessing ce que nous trouvons chez nous dans Turgot et dans Condorcet[1].

Pierre Leroux a vu dans la doctrine de la perfectibilité indéfinie non seulement une doctrine philosophique de la plus haute importance, mais aussi une foi, une religion destinée à remplacer le christianisme. Il est vrai que cette doctrine a pris de nos jours le véritable caractère d’une croyance religieuse. Elle a enfanté des fanatiques et des martyrs. Elle s’est jointe au culte de l’humanité, et à celui de la révolution française qui s’est développé, suivant Tocqueville avec tous les caractères d’une religion. Pierre Leroux a été, après Saint-Simon, l’un des apôtres de cette religion, le plus sincère et le plus enthousiaste. Il n’en a pas vu les difficultés et les lacunes; il n’a pas vu que le lendemain même de cette religion du progrès, c’est précisément une autre religion, un autre fanatisme qui allait s’emparer des imaginations et des âmes : c’est la religion du pessimisme ; on a vu le culte du mal remplacer celui du bien, et le diable mis à la place de Dieu. Pour en revenir à la doctrine de la perfectibilité indéfinie, Pierre

  1. Si l’on poussait la question plus haut, ce serait à Bacon, et même aux Anciens qu’il faudrait remonter.