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Telle était au contraire la croyance de Pierre Leroux : « Nous sommes, disait-il, non seulement les fils et la postérité de ceux qui ont déjà vécu, mais, au fond et réellement, les générations antérieures elles-mêmes. » Il appelle cela « la continuation de l’être individuel dans l’être collectif. » Ce qui prouve qu’il s’agit bien d’immortalité individuelle, ce sont les efforts que fait Pierre Leroux pour démontrer que la mémoire n’est pas essentielle à la personnalité. Il rappelle la réminiscence de Platon, les idées innées de Descartes. C’est le contraire de la tabula rasa des anciens. Il n’est pas nécessaire que les êtres qui se continuent aient la mémoire formelle de leur préexistence. C’est une chaîne dont tous les anneaux sont liés, et qui s’impliquent les uns dans les autres. Est-il nécessaire que le papillon ait la mémoire formelle de la chenille? L’identité n’est pas la mémoire. Est-ce que nous avons toujours la mémoire de notre passé ; ce passé n’en est pas moins nous-mêmes. Se rappeler est un fait accidentel du moi. « Non, ce n’est en aucune façon la mémoire qui constitue notre vie; notre être, c’est notre virtualité, notre aspiration à sentir et à connaître, à vivre en un mot. »

Ce qui prouve d’ailleurs la préexistence, c’est qu’on ne peut pas plus admettre la génération spontanée de l’individu que celle d’un animal quelconque. L’enfant vit, donc il a vécu ; il ne peut pas sortir du néant. Il faut admettre ou le système indéterminé des métempsycoses, ou le système déterminé de la renaissance dans l’humanité. Celui-ci est beaucoup plus probable que l’autre. La même raison qui nous fait rejeter la supposition que l’enfant est sorti du néant nous fait rejeter également la supposition qu’il soit sorti immédiatement de l’animalité. Pierre Leroux devient presque éloquent lorsqu’il insiste sur l’inutilité et le danger de la mémoire. « N’est-ce pas faiblesse, égoïsme, et par conséquent impiété que cet attachement des hommes à leur manifestation et à la fragile mémoire qu’ils en conservent pendant cette vie? N’est-ce pas une sorte d’avarice assez semblable à l’avarice véritable qui empêche l’avare de vivre par attachement intéressé pour son trésor? Ce trésor n’est pas lui, il finit cependant par y mettre et y enterrer son être? Ainsi la plupart des hommes voudraient enterrer leur être dans la forme de cet être. »

Dans ce vaste et vague humanitarisme, on se demande ce que devient la notion de Dieu. Va-t-elle se fondre dans l’idée de l’humanité? Cela est impossible; car l’humanité ne peut avoir fait