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l’a donné au monde : c’est la charité : « Aimez votre prochain comme vous-mêmes, » a dit Jésus. Puisque nous sommes liés à l’humanité, puisque, au fond, nos semblables c’est nous-mêmes, l’égoïsme se détruit lui-même ; votre moi est dans les autres ; votre moi, c’est nous.

Mais la charité elle-même a ses limites et ses lacunes, elle doit être remplacée par la solidarité.

L’opposition de la solidarité et de la charité est le point de vue culminant du socialisme ; et c’est surtout Pierre Leroux qui a mis en relief cette opposition. C’est par là que l’humanitarisme vient s’ajouter au christianisme et doit le remplacer. Le christianisme, en effet, est sans doute la plus grande religion du passé; mais il y a quelque chose de plus grand que le christianisme, c’est l’humanité. Le christianisme, c’est la vérité; mais une vérité incomplète. La charité ne nous apprend pas ce qu’il faut faire de l’amour de nous-même qui nous est aussi nécessaire que l’amour d’autrui. De plus, on nous dit que les autres hommes ne doivent pas être aimés pour eux-mêmes mais pour l’amour de Dieu. Ainsi deux défauts dans votre doctrine : 1° le moi sacrifié, la nature foulée aux pieds; 2° le non-moi, c’est-à-dire nos semblables, sacrifiés à Dieu. En un mot, la charité chrétienne est un renoncement absolu. De là cette pensée que la vie est une vallée de larmes ; le christianisme, dans ses plus grands apôtres, a toujours invoqué, imploré la fin du monde. Vous voulez ne pas vous aimer vous-mêmes, mais pouvez-vous à la fois vivre et ne pas vivre? Le moi, c’est la vie; ne pas aimer le moi, c’est la mort, c’est le néant; vous voulez n’aimer que Dieu, mais Dieu ne se manifeste en vous que par vous-mêmes et par autrui. Vous ne pouvez pas aimer Dieu face à face; et cependant c’est à cet amour impossible que vous sacrifiez tout le reste. Vous n’aimez vos semblables que pour l’amour de Dieu, mais c’est-à-dire que vous ne les aimez pas du tout, ce n’est pas un semblant d’amour qu’il faut, mais un amour véritable. Pour être vraiment utile aux créatures, il faut s’unir à elles et se solidariser avec elles.

En raison de ces imperfections de la loi de charité, les socialistes opposent la solidarité à la charité. La charité chrétienne, c’est plutôt de la pitié, de la commisération que de l’amour proprement dit. L’égalité ne jouait aucun rôle dans la charité chrétienne, ou du moins ce n’était que l’égalité dans le néant. La vraie formule de la charité n’est donc pas : « Aimez les autres par amour