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Alors l’Empereur, réveillé de l’espèce de léthargie d’initiative dans laquelle il était engourdi depuis Palestro, se retrouve l’homme de guerre supérieur des premiers jours de la campagne. D’un coup d’œil prompt et sur il juge que c’est à Solferino et à Cavriana que se décidera le sort de la journée ; que c’est en perçant le centre des Autrichiens qu’on les obligera à replier leurs ailes ; et que cette tactique ne réussira que si, entre nos deux corps de la plaine et ceux destinés à escalader Solferino et Cavriana, ne subsiste aucune fissure par laquelle l’ennemi puisse nous couper pendant que nous nous efforçons de le couper lui-même. S’emparer de Solferino et de Cavriana et veiller à ce qu’aucune attaque ne réussisse à séparer les deux corps de la droite, tels sont les deux buts que l’Empereur poursuivra avec une imperturbable sûreté de vue pendant toute la journée.

Rien n’est plus délicat pour un général en chef que de choisir l’heure de lancer sa réserve. C’est un moment très court et très difficile à saisir : trop tôt, on se désarme ; trop tard, cela ne sert plus. D’excellens juges ont pensé que Napoléon Ier lui-même s’y était parfois trompé, et qu’ainsi, à la Moskowa, il avait eu tort de ne pas faire donner sa Garde. Napoléon III, quoique la bataille ne fût qu’en son commencement, n’hésite pas à y jeter sa réserve tout entière. Il envoie les voltigeurs de sa Garde (Camou) à Baraguay d’Hilliers pour enlever Solferino ; la cavalerie (Morris) à Mac-Mahon pour boucher l’intervalle qu’il a aperçu entre lui et Niel ; et enfin, estimant que Canrobert regarde trop vers Mantoue, il lui ordonne, par son aide de camp Clermont-Tonnerre, d’appuyer Niel. Chacun ainsi bien engagé, il suit avec une lorgnette les péripéties de la lutte, son état-major rangé en demi-cercle à quelques pas derrière lui. Tout à coup une balle siffle et frappe au poitrail le cheval du docteur Larrey, qui ne s’en aperçoit pas. L’Empereur se retourne : « Larrey, dit-il, descendez, votre cheval tombe. » Puis, sans se mouvoir d’un pas, il reprend sa lorgnette et continue à observer le champ de bataille[1].

  1. Le peintre Yvon avait représenté cet épisode caractéristique dans son esquisse du tableau de la bataille. Cela mettait trop en relief le brave Larrey. De bons camarades obtinrent que l’épisode fût supprimé, sous prétexte que cela offusquait l’Empereur placé en avant. En me racontant ce fait, dans ce cabinet de la rue de Lille où rayonnait comme une flamme le portrait du Premier Consul dans son costume rouge, Larrey me montra l’esquisse du tableau de Gros : Bonaparte et les Pestiférés de Jaffa. Bonaparte y est représenté prenant dans ses bras un pestiféré. C’est en effet ce qui s’était passé. On estima que cette attitude n’était pas assez imposante, et, à la vérité de l’esquisse, on substitua la pose fausse et théâtrale du Bonaparte touchant solennellement de la main un des pestiférés. Ni l’histoire ni Bonaparte ne me semblent avoir gagné à cet arrangement, pas plus que Napoléon III à la suppression de l’épisode du cheval de Larrey.