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la sculpture française, distinguée de l’art du vitrail, et considérée, non plus dans son plein épanouissement, mais à ses débuts, dans toutes les œuvres qui appartiennent authentiquement à la première moitié du XIIe siècle. On assisterait à un conflit étrange entre les souvenirs des miniatures et des ivoires, au milieu desquels se dégageraient déjà bien des motifs dont rien ne peut rendre compte dans l’art antérieur. Au porche vieux de Chartres, la révolution est achevée : les timides copies de la miniature, que vers le même temps telle église de la Charente montre encore dans ses sculptures, sont bien loin ; les scènes évangéliques se déroulent sur les chapiteaux avec une liberté toute nouvelle, et les longues statues couronnées ne rappellent plus aucune des œuvres qu’avait produites l’art chrétien d’Occident : les corps sont des colonnes vivantes, et les têtes sont presque des portraits.

La sculpture monumentale, du moment où elle se trouvait réalisée, devait se séparer ouvertement de la peinture, qui conservait ses traditions dans la miniature. Les enlumineurs avaient été des moines ; les tailleurs de pierre avaient toujours été des hommes du peuple, et leur art sortait de l’architecture, non des manuscrits. Les peintures occupaient la nef: les fresques des églises d’Occident, comme les mosaïques d’Orient, formaient sur les murs une lente procession qui aboutissait au sanctuaire, et la gloire du Tout-Puissant était peinte dans la grande conque de l’abside. Les sculptures au contraire couvrent la façade; elles s’adressent non plus au fidèle agenouillé, mais au passant. La peinture était une langue sacrée, sœur du latin, dont les prêtres savaient la grammaire ; la sculpture, depuis les Mérovingiens, avait été une langue profane. Quand les prophètes et les saints descendent des murs où s’effaçaient leurs silhouettes sommaires, pour venir se ranger sur les parois, grands et robustes comme des vivans, c’est le drame liturgique rédigé par des clercs dans la langue de l’Eglise, qui sort de la cathédrale, et qui parle au peuple sa langue familière.

Mais il y a plus ; l’artiste, qui dégrossissait un bloc en frappant à grands coups, ne pouvait plus « voir » les choses animées des mêmes yeux que le peintre habitué à promener son pinceau sans effort sur une surface égale. C’était une révélation que de reproduire les plantes, les bêtes et les hommes avec tout leur relief, que de reconstruire la réalité sur des principes d’architecte, et non plus sur des formules de peintre, et de créer des figures qui avaient